Face au monde, écrivait John Stott, il existe deux attitudes pour les chrétiens : « la fuite ou l’engagement ».(« Le chrétien et les défis de la vie moderne », vol.1. Sator, 1987, p 26). Je rajouterai également celles-ci, avec les précédents : l’isolement, la conformité/la confusion, ou la distinction (dans le sens de l’engagement, sans compromis). Autant d’attitudes nourries par nos visions du monde, de l’homme, mais aussi de Dieu, de Jésus-Christ, de l’Evangile et de l’Eglise, de ce qui est « spirituel » et de ce qui « n’est pas spirituel », comme du sens de la vie.
De fait, il est d’autant plus essentiel d’étudier ces visions, telles qu’elles sont exposées et véhiculées dans tout média ou œuvre(et par-là même de la part de tout auteur), particulièrement une œuvre (ou un auteur) « chrétien(ne) » ayant la prétention d’être fondé(e) sur la Bible.
Ainsi, par exemple, quelle est la vision du monde, de l’homme, de Dieu…de l’ouvrage « Partenaire avec Dieu en affaires » de Dennis Peacocke(JEM éditions, 2008), dont on m’a parlé et que j’ai eu l’occasion de lire dernièrement ?
Il s’agit d’une étude sur la façon dont Dieu gère ses ressources afin que nous puissions gérer les nôtres de manière similaire. Le livre, comme l’explique son auteur en introduction, « est construit sur la base de douze concepts fondamentaux »* de gestion, de croissance et de productivité, « issus de lois économiques, sociales et organisationnelles. » Lui-même, fondateur et président de la Strategic Christian Services Inc.(une société qui aide les responsables à découvrir comment appliquer la vérité biblique aux églises, aux commerces et à la culture), déclare avoir « enseigné » et « affiné » ces principes sur une période de plus de vingt ans. « Ils concernent les thèmes fondamentaux aussi bien dans le cœur de Dieu que dans celui de l’homme. Ils sont présentés systématiquement, selon une certaine logique, mais pas nécessairement par ordre d’importance [quoique l’ordre présenté soit révélateur]. » Ces concepts sont « enracinés dans la vérité des Ecritures Saintes et, de ce fait », assure l’auteur, « s’ils sont appliqués correctement, ils fonctionnent. De fait, la vérité ne faillit jamais. »(op. cit., p 9)
Le livre est intéressant en ce qu’il nous incite à réfléchir au principe de la « bonne gestion » et à ce que signifie « être responsable ». Parmi les principes exposés, certains sont pertinents et bibliquement fondés, quand ils ne sont pas de « bon sens ». Ainsi le fait que la vie éternelle ne se limite pas au ciel et que les chrétiens ne sont pas sur Terre pour se focaliser « sur leur plan de retraite personnel, pour le futur, pour le royaume des cieux », mais qu’ils sont appelés à se focaliser sur « le projet que Dieu a pour eux sur la Terre »(Op. cit. pp 10-12) ; le rôle pédagogique de l’épreuve(op. cit., pp 27-28), ou le fait que l’économie n’est pas neutre. Avec pertinence encore, Dennis Peacocke nous met en garde contre l’hérésie dénoncée notamment par l’apôtre Jean dans ses épîtres : l’hérésie « dualiste » qui « spiritualise » et oppose, sépare le « spirituel » du « matériel » (op. cit., p 23). Or, Notre Dieu est vivant, créateur de tout ce qui vit et Dieu de la création comme de l’alliance. Il est donc concerné par le réel, intervenant et s’engageant dans le réel. « Dieu est Esprit »(Jean 4v24), mais Il s’est aussi incarné en Jésus-Christ(« la Parole faite chair » cf Jean 1v14, 1 Jean 4v2). De fait, les chrétiens, quoique « pas du monde », sont bien « dans le monde »(Jean 17v14-18) : ils ont donc tort de refuser de se préoccuper des questions qui s’y rattachent (op. cit., p 13). Et comme l’exprime Dennis Peacocke, « régner sur des choses réelles dans un monde réel »(est)la véritable question »(op. cit., p 29). Il s’agit donc de se garder de modèles idéalisés, qui marchent avec des gens parfaits », non ancrés dans le réel : nous y reviendrons.
Néanmoins, même si Dennis Peacocke affirme que son livre est fondé sur la Bible, je reste perplexe-quand je ne suis pas surpris-par certaines positions prises, comme par « la logique » et le choix de certains concepts. Lesquels m’ont paru justement révélateurs d’une certaine vision du monde, de l’homme, de Dieu…de l’auteur de « Partenaire avec Dieu en affaires ». Cette vision du monde est-elle bien entièrement et uniquement fondée sur la Bible ? Nous allons le voir.
Voici quelques remarques, que j’espère constructives, avec des principes alternatifs fondés sur la Bible[pour des raisons de longueur, je couperai ce billet en deux parties].
Premièrement, j’ai été interpellé par le choix du « concept directeur numéro 1 » exposé par l’auteur : « Dieu est le créateur de la propriété privée » (op. cit., pp 19-34). Un concept-clé qui parcours tout le livre et qui constitue, selon moi une sorte de « graal », un but à atteindre, voire une quête existentielle. Le problème (ni « le mal ») n’est pas dans la propriété privée en tant que telle. Mais le fait de considérer celle-ci comme « prioritaire » et « numéro 1 » peut être gênant surtout si on le compare avec ce que l’auteur dit de l’homme bien plus loin après, dans le concept…numéro 9 !(op. cit., pp 143-154)
Le problème est que le concept me paraît mal posé et même contradictoire avec ces autres affirmations de l’auteur : « Dieu a créé toutes choses(…)et Il les possède toutes(…)Dieu déclare être le seul vrai propriétaire de toutes choses »(op. cit. pp 22-23). C’est tout à fait exact. C’est bien ce que Dieu déclare dans Sa Parole. Dans ce cas, nous sommes donc « locataires » et non « propriétaires ». Nous ne sommes chez Lui qu’en tant qu’ « émigrés et hôtes »(Lévitique 25v23 ; 1 Chron.29v14-16 ; Ps.50v9-15… cf 1 Pie. 1v1 ; 1 Pie.2v11).
En Genèse 2v15, Dieu prend l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden « pour cultiver le sol et le garder ». Les verbes du travail et de la garde de la terre, « avad » et « shamar » sont les mêmes que celui du service dû à Dieu(cf Exode 10v26), relève Erri de Luca dans « Noyau d’olive »(Folio, p 47). « La terre est dans la sollicitude de Dieu. Les règles du repos sabbatique, un jour par semaine, un an tous les sept ans, marquent une insistance à la protéger d’une exploitation forcenée »(op. cit., pp47-48), comme si ses ressources étaient inépuisables. Nul ne peut donc se déclarer « propriétaire » du sol, comme de la vie, commente encore Erri de Luca(op. cit., pp 48, 111). Et nul n’a le droit d’exploiter et le sol et la vie(cf Lévitique 25 ; Deut.5v12-15 ; 24). De même que nous ne sommes pas plus « propriétaires » de la Parole, de l’Evangile ou de la vérité (nous pouvons en témoigner, l’affirmer, ou soutenir l’un et l’autre, mais nous ne les « possédons pas » cf 1 Tim.3v15). A ce propos, Erri de Luca, toujours, souligne que « le verbe shamar est traduit par « garder » quand il s’agit de la terre et « observer » quand on se réfère aux commandements de Dieu. « La terre est confiée comme écriture transmise »(op. cit., p 48).
Dieu fait de nous des « intendants », des gestionnaires, de ce qu’Il nous met à disposition ou nous confie, selon nos capacités. Nous sommes donc tous responsables et aurons à rendre compte de « notre bonne gestion »(sage et juste), sachant que l’ « on demandera beaucoup à qui l’on a beaucoup donné, et on exigera davantage de celui à qui l’on a beaucoup confié », dit le Seigneur Jésus (Luc 12v48-lire tout le chapitre). Mais ce que l’on attend avant tout d’un bon intendant ou gestionnaire, c’est qu’il soit « fidèle »(Matt.24v45 ; Matt.25v21-23 ; Luc 12v42 ; 1 Cor.4v2…), autant dans les petites choses que dans les grandes(Luc 16v10).
Or, rappelons-le, Dennis Peacocke pose pour « principe directeur numéro 1 » la propriété privée, et l’exploitation de biens et de ressources « aux dimensions et potentialités » qu’il estime « inimaginables »(« Partenaire avec Dieu en affaires », p 146). Et ce alors qu’il pose en « principe directeur numéro 9 »(soit bien après)le fait que, selon lui, « les hommes ne sont pas égaux(« notre véritable égalité se mesure en terme de responsabilité envers Dieu ») et « la redistribution économique n’y changera rien »(op. cit., pp. 143-144). Ces propos sur l’égalité(au sens où « tout le monde serait pareil », ce qui ne serait pas la justice) ne sont évidemment pas faux, puisque nous sommes tous différents, du moins en capacité, en besoin…[voir la façon dont Dieu a géré ces différents besoins et opèré la distribution de la manne en Exode 16, comme du partage de la terre promise en Josué 18v10 et l’attribution des villes libres pour les Lévites en Nombres 35v8 cf la Parabole dite des talents en Matt. 25v15-comparer avec Luc 19v13].
Néanmoins, ce concept pose une vision conservatrice du monde, semblant légitimer les inégalités et, surtout, délégitimant toute tentative(de l’état, surtout)de réguler, d’ajuster ou de corriger lesdites inégalités. (op. cit., p 144 et p 154-le seul rôle de l’état étant de « maintenir l’ordre »…). En cela, elle me paraît réductrice et même contradictoire avec ce que nous enseigne la Bible : ne sommes-nous pas tous égaux en dignité et en droit, étant tous créatures de Dieu, créés « à son image et selon sa ressemblance » ?(cf Gen.1v26-27 ; Actes 17v27)** D’autre part, cette fameuse « responsabilité », censée être « commune » à tous les hommes, n’est en réalité, (selon le point de vue de l’auteur)pas si partagée que cela-certains étant « plus responsables » que d’autres(devinez qui !). Nous y reviendrons en deuxième partie, qui sera publiée ultérieurement.
Or, en plus d’une vision « conservatrice » du monde, ce que semble communiquer (peut-être involontairement ou maladroitement)l’auteur de « Partenaire avec Dieu en affaires » est que ce que l’on possède passe avant la dignité humaine. Ou que l’on existe ou que l’on trouve du sens existentiel à travers ce que l’on possède. Ce qui est la norme du monde, mais pas de Dieu et de la Bible.
Mais que dit l’Ecriture ? Que « la vie d’un homme ne dépend pas de ce qu’il possède, fut-il dans l’abondance », comme l’enseigne le Seigneur Jésus-Christ en Luc 12v15(cf Luc 12v16-23 ; 16 ; 18v18-30). Ou encore que « Nu on vient au monde et nu on repart de ce monde » cf 1 Tim.6v7. D’ailleurs, dans les situations de crise ou de vie ou de mort, que vaut la propriété privée ? Pas grand-chose, comme l’enseigne la politique économique de Joseph, alors Vice-roi d’Egypte(Gen.47v13-26)-un exemple curieusement peu souvent étudié…
[A suivre. La suite prochainement, où nous verrons notamment plus en détail ce qui nous paraît avoir été certaines sources d’inspiration de Dennis Peacocke dans sa vision de Dieu, de l’homme, du pauvre, de l’état, et du système économique qu’il défend-quoiqu’il prétende ne pas défendre un système particulier parmi ceux existants. Nous proposerons également d’autres visions alternatives, qui nous semblent basées sur la Bible]
Notes :
* Voici les douze concepts, exposés dans un plan en deux sections :
Première section : les principes divins essentiels pour construire le gouvernement et la libre entreprise
Chapitre un : Dieu met en place son entreprise familiale
Principe directeur numéro 1 : Dieu est le créateur de la propriété privée
Chapitre deux : la maturité : fruit de la gestion de la propriété privée
Principe directeur numéro 2 : nous grandissons en prenant soin des personnes et des biens que nous possédons
Chapitre trois : la richesse des générations et la famille
Principe directeur numéro 3 : toute fortune stable se construit par la famille de génération en génération
Chapitre quatre : Notre Dieu aime le travail
Principe directeur numéro 4 : le travail est un appel saint, éternel
Chapitre cinq : l’entreprise familiale produit un service
Principe directeur numéro 5 : le service est le fondement de toute croissance durable
Deuxième section : les fondements nécessaires à la construction d’une société juste et prospère
Chapitre six : ce que l’argent révèle à propos des personnes
Principe directeur numéro 6 : Dieu paie pour ce qu’Il commande
Chapitre sept : le risque, le respect de soi-même et le combat rédempteur
Principe directeur numéro 7 : la possibilité d’un échec est essentielle pour la croissance personnelle
Chapitre huit : la cruauté du concept de « victime économique »
Principe directeur numéro 8 : les idées et les actions ont des conséquences économiques
Chapitre neuf : la justice et l’égalité ne sont pas la même chose
Principe directeur numéro 9 : les hommes ne sont pas égaux et la redistribution économique n’y changera rien
Chapitre dix : un gouvernement politique selon Dieu fonctionnant sur des bases bibliques est essentiel pour la prospérité
Chapitre onze : les cordes essentielles, à trois brins, qui conduiront au succès
Principe directeur numéro 11 : les chrétiens doivent vivre comme des disciples, ils doivent renouveler leur intelligence [se construire une vision du monde chrétienne] et s’unir afin de mettre en œuvre le plan de Dieu pour les nations
Chapitre douze : un appel au changement radical
Principe directeur numéro 12 : découvrir les fondements structurels et construire sur cette base.
** Créés à Son image pour être Son représentant sur la terre. Ce qui signifie que, « comme Dieu est créateur, nous sommes appelés à être, à notre tour, créatifs dans la gestion de la création. Comme Dieu est bon, nous sommes appelés à manifester de la compassion pour notre prochain ». Et, comme Dieu est juste, nous sommes appelés à être sensibles aux injustices » là où elles se trouvent, comme à aimer la justice, là où elle se trouve. D’après « Just people ? Pour une vie simple et plus juste »(Défi Michée). LLB, 2011, pp 40-41