
Le théologien anglican John Stott (1921-2011) l’écrivait déjà dans ce grand classique qu’est « une foi intelligente et équilibrée » (Excelsis, 2016) : l’une des plus grandes tragédies du christianisme contemporain est la polarisation, l’extrémisme.
C’est aussi une tragédie pour notre société d’aujourd’hui, comme l’analyse Simon Lessard dans son excellente chronique pour l’émission radio « On n’est pas du monde »(1). Je l’en remercie, comme je le remercie, ainsi que l’équipe du Verbe, pour m’avoir aimablement autorisé à la publier sur Pep’s café [les notes sont de mon cru]. Bonne lecture !
« Nationalistes » contre « mondialistes » (…), « wokistes » contre « trumpistes », jusqu’aux « pro » et « anti » mesures sanitaires, nos sociétés sont de plus en plus bipolaires. Plus qu’une simple divergence d’opinions, la polarisation est un phénomène de division et d’exclusion réciproque. Au-delà de la crise covid et de l’influence des réseaux sociaux qui l’amplifient, quels sont les facteurs culturels à l’origine de ce phénomène global qui fracture le corps social et intoxique les débats publics ?
Qu’est-ce que la polarisation ?
Du grec polos, signifiant « pivot » ou « axe », la polarisation désigne tout processus d’attraction et de concentration autour de deux « pôles » opposés, au sein d’une structure ou d’un phénomène physique ou social.
En optique, la polarisation décrit la propriété des ondes lumineuses liée à l’orientation qu’elles suivent dans un plan. On parle ainsi de verre polarisé qui filtre la lumière afin de protéger nos yeux d’éblouissements aveuglants, ou encore pour visionner des films 3D.
En géographie, on appelle polarisation l’influence exercée par un lieu central sur ses périphéries. L’impact d’une métropole, par exemple, sur ses banlieues et la campagne environnante.
En économie, à partir des années 80, le terme s’est mis à désigner l’écart grandissant entre les riches et les pauvres, et la disparition graduelle de la classe moyenne.
De nos jours, il est le plus souvent utilisé en politique : il renvoie alors au processus par lequel l’opinion publique tend à se diviser radicalement en deux positions contraires.
Plus qu’une simple opposition
Il y a certes deux idées opposées dans tout processus de polarisation, mais il y a, en plus et surtout, une concentration en deux uniques positions et une force d’attraction et de répulsion réciproque entre elles.
Être polarisé, ce n’est pas seulement être en désaccord, c’est chercher à rapprocher les gens d’une thèse tout en travaillant à les éloigner de la thèse contraire.
Par exemple, par rapport à la religion, on peut être athée ou croyant, catholique ou protestant, juif ou musulman, sans être polarisé et polarisant. On l’est uniquement si l’on désire convaincre les autres d’adopter la même posture que nous, tout en les repoussant le plus possible de la position inverse.
C’est ainsi que le polarisé cherche à se définir par mode d’opposition à son adversaire :
« Si tu n’es pas woke, tu es trumpiste. »
« Si tu n’es pas antivax, tu es propasseport vaccinal. »
« Si tu n’es pas féministe, tu es misogyne. »
C’est aussi pourquoi le dialogue est quasi impossible en contexte de polarisation(2). La logique cède souvent toute la place à la rhétorique et la raison, à l’émotion. Il n’y a plus de recherche commune de la vérité, il n’y a que des jeux de pouvoir, un combat à mort des opinions.
Aveuglé par ses lunettes « polarisantes » qui lui font tout voir de son seul point de vue, le polarisé opère une réduction de la réalité en deux uniques positions et tend à exclure toute position tierce ou intermédiaire. Tout noir ou blanc et sans nuances de gris, la complexité du réel est ainsi simplifiée à outrance. La polarisation est l’ennemi de la diversité et de la multiplicité, et ce, même quand elle s’en prétend la plus grande défenseure.
Cinq amplificateurs culturels
Si plusieurs associent ce phénomène mondial à la montée des réseaux sociaux, ceux-ci ne sont que des amplificateurs d’une tendance lourde de notre culture contemporaine.
1. Le relativisme culturel
À première vue, on pourrait penser que le relativisme ambiant (« Tout est relatif, il n’y a que des opinions ») est une force contraire à la polarisation. Si la vérité n’est jamais absolue et change selon les cultures, les époques, ou même les points de vue personnels, nulle raison de s’obstiner à défendre une position plus qu’une autre.
Pourtant c’est tout le contraire.
La relativisation de la connaissance humaine engendre l’impression que le pouvoir en place impose « sa » vérité, qui pousse à son tour les oppositions ou contrepouvoirs à vouloir dicter « leur » vérité. La connaissance n’étant plus affaire de savoir, mais de pouvoir, une guerre des opinions subjectives remplace une recherche des vérités objectives. On désire plus avoir raison que trouver la vérité. Il y a là un manque d’humilité et, pire encore, un détournement de la finalité de toute discussion.
2. Le pluralisme politique
Le penchant politique du relativisme est le pluralisme. Ce concept est à priori bon, entre autres lorsqu’il renvoie à un système d’organisation qui reconnait et accepte une saine diversité des idées et modes de vie, permettant la cohabitation de personnes d’origines culturelles variées. Mais le pluralisme frappe un mur quand il mute en idéologie.
Si la multiplicité est une bonne chose quand elle touche les moyens, elle devient vite problématique lorsqu’elle s’applique aux fins. Dans une entreprise, une armée ou un orchestre, les nombreuses spécialités enrichissent le groupe qui vise un même but : les profits, la victoire ou la beauté. Mais si les employés, militaires et musiciens ne s’entendent pas sur ce pour quoi ils sont réunis, alors il faut s’attendre à l’anarchie, la mutinerie et la cacophonie.
3. La marchandisation de l’information
Quand les nouvelles et les cours universitaires sont soumis aux dictats capitalistes, c’est souvent au prix de la vérité. La popularité et la rapidité prennent le dessus sur la sincérité pour obéir aux lois du marché.
Les argumentations lentes et nuancées vendront toujours moins de copies et susciteront toujours moins de likes que les opinions tranchées en moins de 280 caractères. La précipitation des réflexions et de leur expression provoque des simplifications et des généralisations, qui nuisent à une saine et sereine recherche en commun de la vérité.
4. La démocratisation du savoir
Qu’un plus grand nombre ait accès à une éducation de qualité est sans conteste une avancée de nos sociétés démocratiques. Mais la démocratisation du savoir risque toujours d’avoir pour effet pervers de préférer ce qui est simple, voire simpliste, à ce qui est nuancé et complexe. Or, la vérité n’est pas déterminée par la majorité ni ce que tous peuvent aisément concevoir. N’en déplaise à Descartes, le bon sens n’est pas la chose du monde la mieux partagée. Quand l’accessibilité prime sur la vérité en matière de connaissance, une paresse intellectuelle s’installe. On veut tout savoir et tout exprimer sans effort. Du coup, on oppose plus qu’on ordonne, on confond plus qu’on distingue, car cela est bien plus facile et rapide, bien plus à la portée de tout un chacun.
5. La dépersonnalisation des échanges
La virtualité des débats et la médiatisation des discussions incitent à une abstraction et une dépersonnalisation de l’interlocuteur. L’autre ne devient dès lors qu’un adversaire. Il n’est plus une personne à part entière, capable de distinctions et de conversions, il n’est que mon ennemi sur un point précis.
L’autre est rapidement psychiatrisé ou diabolisé : « Celui qui ne pense pas comme moi est nécessairement fou ou méchant. » Mais face à face, autour d’un café, l’autre retrouve un visage et quelque chose de son humanité. Les photos de profil et les émoticônes ne remplaceront jamais les croisements de regards et l’émotivité de la voix humaine(3).
Dépolariser par la synodalité
Comment dépolariser une société ? Repenser nos prises de parole et de décision à partir de la notion de synodalité est sans conteste une voie à emprunter.
Concept phare de l’Église catholique (4) pour exprimer sa nature et sa mission, la synodalité pourrait et devrait inspirer toute communauté, qu’elle soit familiale, politique, ou culturelle.
Composée de sun, « avec », et de hodos, « chemin », la synodalité consiste à cheminer avec l’autre.
Marcher ensemble, c’est d’abord s’entendre sur une destination commune. C’est ensuite se parler face à face en avançant côte à côte. Cette familiarité empêche de caricaturer aussi bien la position adverse que celui qui la défend. C’est enfin vivre main dans la main le quotidien et affronter coude à coude les obstacles du chemin.
Ni tyrannie de la majorité ni égalitarisme, la synodalité se distingue de la démocratie et de la collégialité en articulant diversité, hiérarchie et unité. Elle est un remède pratique pour élever le gout de la vérité au-dessus de la soif de pouvoir.
Avec l’annonce de son synode sur la synodalité, l’Église catholique, jugée trop souvent comme dépassée, est pour une fois en avance sur le reste de la société. Rassemblant des millions de femmes et d’hommes d’une diversité inouïe, elle ose encore croire qu’il est possible de vivre, discuter et avancer ensemble, autrement que par des joutes oratoires et des jeux de pouvoir.
Notes :
(1) « Petit traité de la polarisation » de Simon Lessard, initialement paru sur Le Verbe.com.
« On n’est pas du monde » est une émission de radio hebdomadaire diffusée sur les ondes de Radio Galilée, Radio VM et aussi disponible en baladodiffusion. Chaque épisode fait place à des discussions conviviales où profondeur et humour s’allient pour faire réfléchir.
Rédacteur et responsable de l’innovation au Verbe, Simon Lessard est diplômé en philosophie et théologie. Il aime entrer en dialogue avec les chercheurs de vérité et tirer de la culture occidentale du neuf et de l’ancien afin d’interpréter les signes de notre temps.
Le Verbe.com a pour mission de témoigner de l’espérance chrétienne dans l’espace médiatique en conjuguant foi catholique et culture contemporaine. Outre « On n’est pas du monde », la joyeuse équipe produit un magazine bimensuel de 20 pages (distribué gratuitement dans les places publiques), un dossier spécial biannuel (mook) d’environ 100 pages (envoyé gratuitement par la poste aux abonnés), ainsi qu’un site web animé par une quarantaine de collaborateurs réguliers.
(2) Ce qui me paraît être l’enjeu informationnel essentiel est de pouvoir encore consulter des médias sérieux, comme de pouvoir continuer à échanger avec les autres, en se gardant de toute isolation socioculturelle/de naviguer dans des environnements politiques et médiatiques clos, où chacun aurait ses chaînes et sites d’information. Aux Etats-Unis, sauf erreur de ma part, il est possible, pour un chrétien, un athée ou un musulman, de chercher les mêmes choses sur le web et de tomber sur des sites totalement différents, orientés selon le profil et la croyance du chercheur…qui ne tombent plus sur des sites « d’information », mais plutôt (et c’est le drame !) de « confirmation » ! Nous n’en sommes heureusement pas encore là en France, quoique le danger n’est pas à écarter (cf le phénomène de concentration des médias en France, qui touche même à l’édition et à la communication). D’où une vigilance constante, sans oublier que le chrétien, disciple de Jésus-Christ, est censé davantage se nourrir de la Parole de Dieu que d’info en continu, et se connecter « aux nouvelles du ciel » !
(3) Comme j’aime à le dire : « derrière les avatars se cachent des êtres humains ».
(4) Le concept chrétien, décrit dans le Nouveau Testament (livre des Actes, chapitre 6), est également connu des protestants, quoique certains, au sein du protestantisme, lui préfèrent le fonctionnement « prébytérien-synodal » et « conciliaire ».