Incroyable mais vrai : fin mai, une école élémentaire de Miami Lakes, en Floride, a limité l’accès des élèves à un poème d’Amanda Gorman, The Hill We Climb [« La colline que nous gravissons », Fayard, 2021. Edition biblingue), texte lu par son auteure lors de l’investiture du président américain Joe Biden, le 20 janvier 2021.
Selon le Miami Herald, le texte avait fait l’objet d’une plainte déposée par une certaine Madame Daily Salinas, mère de deux élèves de l’école, en mars dernier, sous prétexte qu’il ne serait « pas pédagogique » et contiendrait « un message de haine indirect », engendrant « de la confusion et (endoctrinant) les élèves », dans un État, la Floride, où les retraits et censures d’ouvrages dans les bibliothèques publiques et scolaires se multiplient.
Pourtant, Madame Salinas reconnaît ne pas avoir lu dans son intégralité l’ouvrage d’Amanda Gorman – pas plus qu’elle n’a sérieusement lu d’autres livres incriminés de la même manière (des livres pour enfants sur le poète noir Langston Hughes et sur l’histoire des Noirs et des Cubains), sous prétexte que d’autres « doivent les lire à (sa) place parce (qu’elle n’est) pas une experte », qu’elle n’est « pas une lectrice » et « pas une personne qui aime les livres. Je suis une mère qui s’occupe de l’éducation de ses enfants. »
Et puisque l’on parle d’éducation, plusieurs mois avant qu’elle ne persuade une école locale de restreindre l’accès à ce poème d’Amanda Gorman, cette mère de famille publiait des mèmes antisémites sur sa page Facebook.
Le Miami Herald n’a pas mentionné l’activité de Daily Salinas sur les réseaux sociaux. Mais après la publication de l’article à son sujet, le groupe « Miami Against Fascism » a attiré l’attention sur un compte Facebook qu’il a identifié comme étant le sien. Le compte, que la Jewish Telegraphic Agency (JTA) a examiné, contient un flot de messages politiques reflétant les idéologies d’extrême-droite – et un résumé des Protocoles des Sages de Sion, le célèbre manifeste antisémite écrit il y a plus d’un siècle en Russie. Un texte que cette maman, pourtant soucieuse de l’éducation de ses enfants, n’avait pas estimé « non pédagogique », contenant « un message de haine direct », de nature à engendrer « de la confusion et à endoctriner ». En réalité, comme elle l’a reconnu, elle ne l’avait pas lu (décidemment !) au-delà du mot « communisme » mentionné dans le texte. « J’ai vu le mot ‘communisme’ et j’ai pensé qu’il s’agissait de quelque chose à propos du communisme », a-t-elle déclaré. « Je n’ai pas lu le reste. »
Non, ce n’est pas là un gag du Gorafi. Verra-t-on bientôt l’appel à la censure de la Bible, sous prétexte d’y lire le passage suivant « aucun d’eux ne disait que ses biens étaient à lui seul, mais ils mettaient en commun tout ce qu’ils avaient » (Actes 4v32) et de penser qu’il s’agit « de quelque chose à propos du communisme », sans avoir lu le reste ?
Contactée par la JTA mercredi 24 mai, Daily Salinas a confirmé que la publication sur les « Protocoles » était bien la sienne et a tenu « à (s)’excuser auprès de la communauté juive », « Je ne suis pas ce que dit le message. J’aime la communauté juive », a-t-elle alors déclaré à la Jewish Telegraphic Agency. Sauf que Salinas s’excuse pour l’une de ces choses (la publication et le partage d’un manifeste antisémite) – mais pas de l’autre (l’appel à la censure d’un livre mal lu). Mais « s’excuser » n’est pas se repentir. « S’excuser », c’est se justifier.
Madame Salinas a beau s’émouvoir à la pensée d’être cataloguée « antisémite » pour avoir partagé l’article sur les « Protocoles », et se justifier de ne pas l’être, puisque « chrétienne », ayant des amis juifs, étant « fan d’une série israélienne Netflix » (sic), avant de supprimer le message litigieux après son entretien à la JTA, le mal est fait. Car pour un post Facebook supprimé, combien de partages ?
Le fil d’actualité de son compte Facebook reflète le type de mèmes de droite qui continuent à largement circuler, bien que Madame Salinas ait déclaré à la JTA qu’elle ne postait pas tout ce qui s’y trouvait. Le groupe « Miami Against Fascism » a également partagé une vidéo de Dailly Salinas avec les Proud Boys, un groupe d’extrême-droite ayant des liens avec des activistes antisémites, ainsi qu’une vidéo de sa participation à une manifestation du conseil scolaire l’an dernier avec « Moms For Liberty », un groupe de « droits des parents » actif dans la promotion des suppressions de livres à travers le pays. Ces groupes ont joué un rôle déterminant dans l’application des lois signées par le gouverneur de Floride, Ron DeSantis (candidat à la prochaine élection présidentielle américaine), qui permettent aux parents de contester la présence de n’importe quel livre dans les bibliothèques scolaires, sur la base d’un seul signalement. Dans certains cas, ces contestations ont conduit au retrait de livres sur la Shoah dans les établissements scolaires [tel le roman graphique d’Ari Folman et David Polonsky, adaptée du Journal d’Anne Frank ou « Maus », d’Art Spiegelman] et la culture juive. Au cours de ce mois de mai, un manuel et un cours en ligne évoquant l’Holocauste ont ainsi été retoqués par l’administration, sous prétexte qu’ils abordaient des « sujets particuliers », relatifs à la « justice sociale » et à la « théorie critique de la race », des thématiques que la loi condamne.
Une autre loi, « la HB 241 » (début 2023), offre aux parents d’élèves des possibilités d’intervention plus larges dans les programmes des établissements scolaires de l’État. Et expose les bibliothécaires comme les enseignants aux plaintes des parents d’élèves, notamment vis-à-vis de certaines lectures.
Des lois aux effets catastrophiques sur la libre circulation des idées et des opinions, voire sur la possibilité d’enseigner sereinement des événements historiques.…initiées par des groupes qui déclarent militer…pour la liberté !

Dans ce contexte – qui rappelle celui propre au Brésil – s’inscrit ce « cas d’école » instructif quant aux motifs de publication et de diffusion d’un texte, comme d’un appel au retrait d’un autre – dans notre cas, l’un et l’autre sans rapport avec leur contenu qui n’a pas été lu (ou alors mal lu – c’est tout comme). La faute à une « lecture en diagonale », avec des lunettes idéologiques, assortie de la promesse suivante : celui qui cherche trouve toujours.
L’on peut certes comprendre toute la légitimité des préoccupations des parents, soucieux du respect de la liberté de conscience de l’élève et de l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants. Alors oui, il est aussi légitime de concevoir qu’en éducation et lecture, tout n’est pas approprié pour tout le monde et pour tous les âges. L’équilibre est délicat. Sauf qu’une bonne intention de départ peut s’avérer pervertie et perverse une fois radicalisée et poussée à l’extrême dans un mouvement digne d’une nouvelle « police de la pensée » obsédée par « la souillure ».
Ce mouvement provoque en effet une judiciarisation des rapports enseignants-bibliothécaires-parents, nourrissant un climat de peur et de méfiance mutuelle, et porte atteinte à l’autorité des enseignants, remettant en question leur droit constitutionnel à exercer leur liberté pédagogique. En conséquence, du fait de l’interdiction d’aborder certains sujets en classe [tels que liberté et orientation sexuelle, « genre »], justifiée pour protéger les enfants, et pour mieux combattre certaines idéologies sous-jacentes, il devient impossible de parler d’autres sujets, tels les droits des minorités et des femmes, le racisme, la Shoah, la violence, les inégalités/injustices.
Enfin, sous couvert de garantir le respect de tous dans l’enseignement, ce mouvement de censure favorise en réalité un nouvel endoctrinement à l’école [allant jusqu’à réécrire l’histoire et les manuels scolaires], sous prétexte d’en extirper un autre. D’autant plus qu’imposer de ne pas parler de certains sujets est déjà en soi un acte politique et idéologique !
Or, à l’inverse d’une telle conception « autoritaire » et « régressive » de l’éducation, laquelle fait de façon contradictoire « la promotion de l’endoctrinement à l’envers », l’école devrait être le lieu où l’on apprend à aimer la vérité et où l’on apprend à penser, pour penser par soi-même. Non seulement pour devenir un être responsable et autonome, mais aussi pour ne pas être fataliste face aux « horreurs » de notre histoire passée ou présente, que le petit d’homme va découvrir peu à peu en s’ouvrant au monde réel. Et non en s’enfermant dans un univers clos, fantasmé et idéalisé. L’école devrait aussi être un lieu de vie et d’apprentissage, où enfants et adultes apprennent à vivre réconciliés – avec eux-mêmes, les autres et leur environnement – bâtissant des relations de confiance, dans la paix et le respect.