
Ces temps-ci, comme par « hasard » (avec un grand « D » ?), je me décide à relire « Jeunesse sans Dieu », un roman d’Öddön Von Horvath(Christian Bourgeois éditeur, 2006. Collection Titres), lu une première fois en octobre 2014 , dans lequel un professeur de lycée de 34 ans se voit soudain confronté, dans sa classe de 26 garçons de 14 ans (que l’on ne connaît que par la première lettre de leur nom), à l’idéologie nazie montante et décide de se ranger de ce côté-là, « pour voir ». Mais aussi pour conserver la sécurité de son emploi, « qui lui ouvre droit à la retraite, quand personne ne sait si la Terre tournera encore demain »(op. cit., p 16). Jusqu’au jour où l’un de ses élèves est assassiné au cours d’un camp pascal d’entraînement militaire …. J’ai découvert « Jeunesse sans Dieu », écrit en 1937, pour la première fois grâce au téléfilm français éponyme de Catherine Corsini (1), diffusé sur Arte en 1996.
Le nom d’Öddön Von Horvath ne vous est peut-être pas familier. Voici ce qu’en écrit l’essayiste Heinz Schwarzinger, le 20 mai 1988, dans la préface à l’édition française de « Jeunesse sans Dieu »(op. cit., pp 7-11) : « né en 1901, hongrois, de langue et de culture allemande », cet auteur choisit « de situer ses personnages dans la réalité la plus immédiate ». Il obtient le succès comme auteur dramatique, mais est interdit sur les scènes allemandes dès 1933. Il s’installe à Vienne et y écrit notamment « Jeunesse sans Dieu », « dans lequel il dénonce sans relâche la dégradation imposée par les Nazis aux couches populaires de la société allemande, qu’ils contraignent à se jeter dans leurs bras pour survivre ». En 1938, au lendemain de l’annexion de l’Autriche par Hitler, il s’exile à Budapest, Prague et arrive à Paris le 26 mai. Il meurt de façon absurde le 1er juin sur les Champs-Elysées, pendant une tempête…écrasé par une branche d’arbre. Une mort qui rappelle celle (la même année, à quelques jours d’intervalle) d’un autre auteur, roumain, cette fois(2).
L’histoire laissera Von Horvath tomber dans l’oubli, mais Peter Handke le préférera à Brecht : « Les égarements de ses personnages me font peur : il pointe avec bien plus d’acuité la méchanceté, la détresse, le désarroi d’une certaine société ». Et Heinz Schwarzinger de souligner : « Cet effroi dont parle Handke, quel lecteur, quel spectateur actuels ne l’éprouveraient-ils pas ? Horvath démasque le nationalisme, le racisme au quotidien, la lâcheté, l’infamie d’une société désemparée par une crise sans précédent. A découvrir d’urgence, aujourd’hui, pour tirer à temps les leçons de l’histoire » (op.cit., p10). Surtout face aux actuels falsificateurs de l’histoire.
Extrait : « Vingt-six cahiers bleus sont empilés devant moi, vingt-six garçons d’environ quatorze ans ont composé hier durant l’heure de géographie, car j’enseigne l’histoire et la géographie(…)Le sujet prescrit par l’administration s’intitule : pourquoi devons-nous avoir des colonies ? Oui, pourquoi ? Et bien, voyons ce qu’on nous en dit ! Le nom du premier élève commence par un B : il s’appelle Bauer, prénom : Franz(…) « nous avons besoin des colonies, écrit-il, parce qu’il nous faut de nombreuses matières premières, car sans matières premières, nous ne pourrions pas faire tourner notre puissante industrie selon ses capacités propres, ce qui aurait pour conséquence désastreuse que les ouvriers d’ici seraient au chômage(…)il ne s’agit en vérité pas des ouvriers(…)il s’agit bien plus que de la nation tout entière, car en définitive l’ouvrier aussi appartient à la nation ». Voilà qui est sans doute en définitive une découverte sensationnelle, me dis-je, et soudain je suis frappé de constater une nouvelle fois que si souvent de nos jours des vérités vieilles comme le monde nous sont resservies comme des slogans tout neufs. Ou bien en a-t-il toujours été ainsi ? Je ne sais pas. Ce que je sais pour l’instant, c’est qu’il me fut une fois de plus lire de bout en bout vingt-six compositions, des compositions qui tirent de fausses conclusions d’hypothèses boiteuses. Que ce serait bien si le « faux » et le « boiteux » se neutralisaient mutuellement ! Mais ils ne le sont pas. Ils avancent bras dessus, bras dessous en bleuglant des paroles creuses(…)
Mais qu’est-ce qu’il m’écrit là, N ? « Tous les nègres sont fourbes, lâches et fainéants. » Là, c’en est trop ! Je biffe ! Et je m’apprête à écrire dans la marge, à l’encre rouge : « généralisation absurde ! », quand je me retiens. Attention ! N’ai-je pas donc déjà entendu récemment cette phrase sur les nègres ? Mais où donc ? Ah oui : au restaurant, clamée par la radio, et ça m’avait coupé l’appétit. Je laisse donc la phrase en l’état, car ce qui se dit à la radio, un professeur n’a pas le droit de le biffer dans un cahier. Et tandis que je poursuis ma lecture, j’entends encore la radio : elle susurre, elle gronde, elle aboie, elle roucoule, elle menace-et les journaux l’impriment et les petits enfants, ils le recopient. » (op. cit., pp16-18)
Notes :
(1) cf https://www.liberation.fr/medias/1996/09/06/arte-20h45-jeunesse-sans-dieu-telefilm-drame-en-culottes-courtes-et-chemises-brunes_183443/
A noter qu’une adaptation récente et très libre du roman [« une jeunesse sans Dieu », film allemand d’Alfred Gsponer] est sortie en été 2017. Si la trame de fond est respectée, l’intrigue se déroule en 2049, dans un futur déshumanisé, où les sentiments n’ont plus le droit de cité. De jeunes adultes issus de la classe privilégiée sont envoyés dans un camp expérimental, où ils sont soumis à une éprouvante série de tests d’endurance physique et psychologique pour déterminer s’ils méritent d’intégrer la plus haute caste de la société. Extrait du film :
(2)L’auteur roumain en question s’appelle Mihail Sebastian. Mort le 29 mai 1945, renversé par un camion, alors que, nommé maître de conférences à l’université ouvrière libre de Bucarest, il s’y rendait pour donner son premier cours de littérature universelle….
A lire, son « Depuis 2000 ans », un roman autobiographique(version romancée de son « journal ») qui retrace les dix années de vie d’un jeune juif roumain, de 1923 à 1933. Confronté aux violences de l’antisémitisme-jusque dans les universités et dans les milieux intellectuels, il s’interroge sur les causes qui le nourrissent depuis 2000 ans. Voir aussi son stupéfiant « journal » de 1935 à 1944, un document incomparable sur cet antisémitisme qui a sévi en Roumanie dans les années 30-40 et qui n’a été publié là-bas qu’en 1996, soit 50 ans après sa mort.