
Président Josiah Bartlet : Je suis désolé, vous êtes le Docteur Jenna Jacobs n’est-ce pas ?
Docteur Jenna Jacobs : Oui Monsieur
Président Josiah Bartlet : Bienvenue à cette soirée
Docteur Jenna Jacobs : Merci
Président Josiah Bartlet : (…) Excusez-moi Docteur Jacobs, vous êtes docteur en Médecine ?
Docteur Jenna Jacobs : J’ai un doctorat.
Président Josiah Bartlet : En psychologie ?
Docteur Jenna Jacobs : Non Monsieur.
Président Josiah Bartlet : En théologie ?
Docteur Jenna Jacobs : Non.
Président Josiah Bartlet : En sciences sociales ?
Docteur Jenna Jacobs : J’ai un doctorat en littérature anglaise.
Président Josiah Bartlet : Je vous demande ça parce qu’à la radio, on vous appelle pour avoir des conseils et comme dans votre émission, on vous appelle « Docteur Jacobs », j’étais en train de me demander si vos auditeurs s’y retrouvent et s’ils ne croient pas que vous avez fait des études supérieures en psychologie, en théologie ou en médecine.
Ce dialogue, tiré de l’épisode 3 de la saison 2 de l’excellente série « A la Maison Blanche »(2000), avec Martin Sheen dans le rôle du « Président Josiah Bartlet », nous fait prendre conscience que, nous aussi, à l’instar des « auditeurs » de l’émission du « Docteur Jacobs », nous devons « nous y retrouver » face à ce qui nous est affirmé « d’autorité » et sur ce que l’on entend par « faire autorité » en la matière.
Par exemple, lors du dernier congrès « Bible et Science Mulhouse 2022 », qui s’est déroulé à l’église de la Porte Ouverte le 30 octobre. C’est dans ce cadre qu’un certain Etienne Vernaz a tenu une conférence dont le titre était « une réflexion au-delà des données scientifiques », suivie d’une interview dans laquelle il a mis en doute les travaux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat).
C’est là qu’il convient de faire preuve de discernement, soit de faire confiance à notre capacité à juger clairement et sainement les choses. Ce discernement, pour être efficace, ne doit pas se limiter au message, mais concerner aussi le messager, ou l’émetteur du message, la source. Or, dans le domaine de l’information, tous les messages ne se valent pas et tous les émetteurs n’ont pas le même statut.
Ainsi le conférencier mentionné plus haut : Pour ceux qui ne le connaissent pas, Etienne Vernaz est ancien directeur de Recherche au CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique et aux Énergies Alternatives) en France, spécialiste de la vitrification des déchets nucléaires, et pasteur d’une église de la famille Destinée-Francophonie. Il fait partie du comité francophone Bible et Science, laquelle (dixit Etienne Vernaz) « rassemble des scientifiques chrétiens de tout bord qui croient qu’il n’y a pas d’opposition entre la Bible et une science honnête. Des gens qui n’ont pas peur de questionner le narratif officiel car nous croyons que la science qui ne peut pas être remise en question n’est pas la vraie science, mais de la propagande ».
Dans son avis « Communication scientifique en situation de crise sanitaire : profusion, richesse et dérives » (n°2021-42), approuvé le 25 juin 2021, le COMETS – comité d’éthique du CNRS – compte notamment parmi ses recommandations le rappel des droits et devoirs suivants des chercheurs intervenant dans l’espace public (op. cit., p 20): « En s’exprimant dans l’espace public, le chercheur engage sa responsabilité de scientifique. S’il fait état de sa qualité, il doit préciser à quel titre il prend la parole : en spécialiste apportant son expertise sur le sujet débattu, en tant que représentant de l’organisme de recherche ou d’une institution, ou bien à titre de citoyen engagé voire de militant. Le chercheur doit faire la distinction entre ce qui relève de connaissances validées par des méthodes scientifiques de ce qui relève d’hypothèses de travail ou fait l’objet de débats. Il convient par ailleurs de signaler les marges d’incertitude des résultats de la recherche ».
Par ailleurs, le COMETS souligne que les expressions de « grand professeur », « scientifique prestigieux » ou encore « chercheur éminent », « utilisées à l’excès ont pu donner le sentiment au public que, du fait de leur statut, des individus singuliers étaient porteurs de la « vérité scientifique ». Le COMETS l’a affirmé à plusieurs reprises dans ses avis, et la communauté scientifique le reconnaît dans son ensemble : la vérité s’exprime collectivement et non par la voix d’un seul, fut-il couronné de prix prestigieux, ou signataire d’un grand nombre de publications ».(p 16)
Et le COMETS – qui s’est penché à plusieurs reprises sur la question de l’expertise scientifique – de rappeler « que la mission de l’expert est d’assurer, en toute indépendance, objectivité et transparence, le rôle d’intermédiaire entre les « producteurs de savoir » et les commanditaires à qui il apporte un éclairage scientifique. On attend donc de l’expert qu’il maîtrise un savoir au plus haut niveau dans un domaine de compétence et qu’il le transmette en précisant s’il s’agit de faits établis et avec quelle marge d’incertitude, ou bien s’il s’agit d’hypothèses encore en débat ». (pp 16-17)
Est-ce le cas d’Etienne Vernaz, sur ce sujet du réchauffement climatique et dont le domaine initial d’expertise est bien éloigné du climat et des travaux du GIEC ? Il est permis d’en douter.
Comme l’analyse le blogue Le Sarment, d’où je tiens cette information, « cette contribution [d’Etienne Vernaz] assez claire à la défiance contre la Science « officielle » s’inscrit (probablement involontairement) dans le grand mouvement post-moderne de notre société, qui consiste à remettre en question toute vérité établie, communément admise. C’est ce même mouvement qui est à la fois la source et la dynamique de la déchristianisation, et ses effets n’épargnent aucune forme d’autorité établie. Il ne s’agit pas ici de dire que la science a raison dans tout ce qu’elle dit, mais de rappeler les effets désastreux d’une remise en question de principe, qui va alimenter une défiance qui n’est pas étrangère au fait que 16% des jeunes interrogés (16-24) pensent que la terre est plate — et donc que la Science leur ment.
On aura noté au passage la nature de la phraséologie d’Etienne Vernaz : il s’agit de « questionner le narratif officiel » et de remettre en cause le consensus scientifique mondial (par exemple sur le réchauffement climatique), taxé « de propagande », donc de manipulation — donc de mensonge. En reprenant les codes sémantiques complotistes, Etienne Vernaz se place en position de nous donner des infos « sûres », « vraies », parce qu’elles sont à la fois « scientifiques et chrétiennes ».
Or, face à un certain nombre d’inexactitudes et d’erreurs décelées dans le propos du conférencier et susceptibles de poser de graves questions, plusieurs scientifiques chrétiens(1) – notamment ceux du réseau de l’association chrétienne de protection de l’environnement A Rocha, ont choisi d’apporter une réponse courte et une réponse longue plus argumentée, coordonnée par Jean-François Mouhot, directeur d’A Rocha France.
D’une manière générale, dénoncent-ils, « Etienne Vernaz mélange des choses vraies, des choses partiellement fausses et des choses entièrement erronées. Beaucoup des arguments utilisés par le conférencier sont en quelque sorte un “pot pourri” d’arguments utilisés depuis de nombreuses années par des climato-sceptiques, et qui ont déjà été réfutés maintes fois; beaucoup sont aussi tirés des réseaux sociaux où les infox (fausses informations ou canulars) climato-sceptiques pullulent ».
Et contrairement à ce que laisse entendre le conférencier, soulignent-ils dans leur argumentaire, « il y a de nombreux chrétiens qui sont aussi scientifiques, y compris de nombreux climatologues comme Katharine Hayhoe, une évangélique américaine, ou l’un des premiers coprésidents de la COP, John Houghton, qui affichait clairement sa foi évangélique (le rapport du GIEC de 2021 lui est d’ailleurs dédié, comme le rappelle un article de Christianity Today).
Ces chrétiens, dont fait partie le collectif de scientifiques d’A Rocha, ne partagent pas du tout les opinions d’Etienne Vernaz : « Nous ne sommes pas athées et c’est justement parce que nous sommes chrétiens que nous travaillons à la sensibilisation au réchauffement climatique et au changement de nos modes de vie« , expliquent-ils, en précisant être « mobilisés par amour pour nos prochains de nos enfants et de nos petits enfants et de nous-mêmes ; et par obéissance et amour pour Dieu. De nombreux livres offrent des témoignages venant de scientifiques chrétiens contemporains sur le lien entre la science et leur foi, cf. par exemple J. Berry et al., Real Science, Real Faith (Monarch Books, 1991) ou encore D. Haarsma, Delight in Creation : Scientists Share Their Work with the Church (Center for Excellence in Preaching, 2012).
Ces témoignages révèlent une harmonie entre la pratique scientifique et celle d’une foi vivante. La science y apparaît comme un outil qui leur permet d’explorer le monde, de déceler les lois qui le gouvernent, et d’y reconnaître la puissance de la main créatrice de Dieu. Nous ne sommes donc point dans le conflit ou la confrontation, et encore moins dans une “pensée anti-Dieu”. Nous sommes au contraire dans le registre de l’harmonie et de la (re)connaissance.
Ce qui est problématique dans le discours d’Etienne Vernaz est précisément cette insistance sur l’opposition entre la science, synonyme de mal, et la volonté de Dieu. Cette vision clivante empêche toute réflexion plus profonde telle que celle prônée par l’historien et sociologue protestant Jacques Ellul [J. Ellul, Le bluff technologique, Fayard, 2012], qui a su mettre en évidence la nature ambivalente du progrès scientifique et la science : ni bonne, ni mauvaise, et encore moins neutre. Si les applications de la science se retournent contre le Créateur, c’est d’abord parce que nous vivons dans un monde déchu, et sommes sous la coupe du péché ».
Au final, l’opposition entre la science et la foi (ou la Bible) : faux débat ?
Oui, si l’on considère que la science moderne se pose la question du « Comment » (Comment dater l’apparition de l’univers ? Comment la vie s’est-elle développée sur la terre ?) et que la Bible s’intéresse à la question du « Pourquoi » (Pourquoi suis-je sur cette Terre ? Pourquoi le Bien et le Mal existent-ils ?)
« Aujourd’hui », conclut Jérôme Prekel sur Le Sarment, « on pourrait se demander si Jésus, Paul, ou Pierre feraient de conférences sur le créationnisme, sur l’âge de la terre ou sur le déluge … et si nous trouvons une tel espace pour ça dans notre culture chrétienne contemporaine, c’est parce que nous avons un vide à combler » !
Or, suivre et annoncer Jésus, c’est suivre et annoncer Celui qui est « Dieu sauveur » et « Dieu élargit », nous appelant « à sortir hors de » l’angoisse et de l’étroitesse, notamment celles de nos oppositions stériles et de nos postures identitaires restrictives, pour une expression moins caricaturale de nos témoignages à la gloire de Dieu.
PS : Pour ceux qui en « ont marre » de « la guerre entre créationnistes et évolutionnistes », et qui se demandent « comment se positionner », voir cette réponse sur 1001 questions.
Note :
(1)Signataires de la réponse d’A Rocha :
Professeur Antoine Bret, Université de Castille-La Mancha, auteur de 119 articles scientifiques dans des revues à comité de lecture, fréquemment Professeur Invité à l’Université de Harvard, enseignant universitaire sur le thème énergie climat depuis 2004 et auteur d’un livre de cours sur le sujet (The Energy-Climate Continuum: Lessons from Basic Science and History, Springer 2014), et ambassadeur d’A Rocha.
Professeur Thierry Dudok de Wit, Université d’Orléans et International Space Science Institute (Berne), auteur de plus de 150 articles scientifiques dans des revues à comité de lecture, dont 6 en lien avec le forçage radiatif solaire et son rôle dans le réchauffement climatique. Co-éditeur du livre Earth’s climate response to a changing Sun (EDP Sciences, 2015) et ambassadeur d’A Rocha.
Dr. Joël White, vice-président d’A Rocha France, maître de conférences à l’Université Toulouse III (EDB UT3-CNRS-IRD). Chercheur en écologie, auteur de 30 articles scientifiques dans des revues internationales à comité de lecture dont Nature Ecology & Evolution, Proceedings of the National Academy of Science USA, Proceedings of the Royal Society, etc.
Rachel Calvert, Présidente d’A Rocha France, engagée depuis une vingtaine d’années dans un travail d’implantation d’Églises et d’accompagnement pastoral au sein d’une union d’Églises protestantes évangéliques ; diplômée en histoire (Université d’Oxford), Études bibliques et interculturelles (All Nations Christian College) et titulaire d’un master professionnel en missiologie et implantation d’Eglises (FLTE).
Dr. Jean-François Mouhot, directeur d’A Rocha France, ancien enseignant et chargé de recherche aux Universités de Georgetown, Birmingham et Lille, auteur de « Des Esclaves énergétiques », réflexions sur le changement climatique et co-éditeur de « Evangile et changement climatique » et de plusieurs articles publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture sur le changement climatique.
A l’exception d’une des signataires (qui signe en tant que présidente d’A Rocha), les auteurs de la mise au point sont universitaires et ont publié des articles et/ou ouvrages sur le réchauffement climatique et la crise écologique.
Voir aussi le thread, publié en août 2022 sur son compte twitter, par le physicien climatologue François-Marie Bréon, en réponse aux affirmations d’Etienne Vernaz.