Faut-il sanctionner le blasphème au XXIe siècle ?

Quand le risque d’un retour à une législation anti blasphème est surtout pour ses zélés laudateurs, susceptibles de se voir condamnés eux-mêmes par Dieu

Faut-il sanctionner le blasphème ? La question revient sur le tapis en notre XXIe siècle, suite à l’autodafé d’un Coran en Suède. De là « un débat urgent » demandé à l’ONU par les pays de culture islamique, avec le désir d’un cadre légal international contre les actes qui heurtent les convictions religieuses. Faut-il protéger les convictions des croyants en interdisant les propos ou représentations qui insultent leurs croyances ou leur divinité?

Non, répond le pasteur protestant évangélique Jean-René Moret dans La Tribune de Genève, avec référence à l’Ecriture, soulignant notamment que « l’interdiction du blasphème est dangereuse, en donnant des cartes à ceux qui persécutent les positions religieuses minoritaires » [en effet, même si le christianisme était « la religion majoritaire », la liberté de culte et de conscience serait-elle accordée à toutes les confessions chrétiennes, mises sur le même plan dans une société donnée ?], mais aussi que « les chrétiens croient à un Dieu qui est assez puissant pour défendre son honneur lui-même[c’est ce que Dieu fait en Esaïe 37v4-37. Comparer avec Juges 6v31]. En tant que théologien, je ne peux que déconseiller à chacun de blasphémer, mais les conséquences sont entre la personne et Dieu. Du reste, Jésus assurait que tous les blasphèmes prononcés contre lui seraient pardonnés [cf Marc 3v28, sauf celui envers l’Esprit Saint cf v29], ce qui devrait dissuader ses disciples de poursuivre les blasphémateurs.  Troisièmement, protéger une opinion particulière contre les remises en question nuit à la recherche de la vérité… »

Oui, réagit Etienne O. dans un article paru sur le site Par la foi, se voulant démont(r)er les arguments de la tribune précitée et conclure que « le sujet de la sanction du blasphème mérite réflexion » [pour l’appliquer en France et en Europe ?(1)], sauf qu’il le fait de façon peu convaincante, tournant en boucle : telle sa justification de la sanction du blasphème selon l’argument fréquent du « trouble à l’ordre public » et de la protection de la société, qui a été (et est encore) utilisé contre les minorités religieuses – voir le peuple de Dieu en Egypte cf Exode 1 et en Perse cf Esther 3v8-9 – et notamment contre les chrétiens et un certain apôtre Paul dans le livre des Actes.

Ce type de débat illustre à quel point, paradoxalement, « la modernité consiste dans ce besoin d’une justification de Dieu. A la fin d’un siècle de guerres athées qui ont montré la suprématie des démocraties sur les tyrannies, de nouvelles guerres veulent prouver la suprématie d’un autel sur un autre. Plutôt que de croire en Dieu, les nouveaux guerriers au nom de la foi pensent que c’est à lui de croire en eux, en leur confiant certaines de ses missions expéditives », constate l’écrivain napolitain Erri de Luca dans un petit texte intitulé « Au nom de Dieu » IN « Alzaia » [Bibliothèque Rivages, 1998, pp 99-100.]

Avec les risques suivants de condamnation de personnes comme Job [qui s’est vu reproché sa protestation contre Dieu par ses amis. Maudissant sa naissance, il a parlé à Dieu sur un ton blasphématoire – au v20 du chapitre 7, il l’appelle notzer Adàm, « sbire d’Adam »(2)], les psalmistes (dont les propos peuvent être jugés blasphématoires, par exemple dans le psaume 44), Jésus (lui-même accusé de blasphème contre le temple (Matthieu 26v61 et Marc 14v58) mais aussi parce qu’il pardonne les péchés cf Marc 2v7 et parce qu’il se déclare Fils de Dieu en Matthieu 26v63-66 et Jean 10v33) et tous ceux, qui, à Sa suite et en Son Nom, prêchent son Evangile.

Mais plus encore, le risque d’un retour à une législation anti blasphème est surtout pour ses zélés laudateurs, susceptibles de se voir condamnés eux-mêmes par Dieu(3).

Pour le comprendre, il sera utile de revenir à la définition du blasphème, non selon les hommes mais selon Dieu, dans les Ecritures bibliques.

C’est ainsi, comme le souligne encore Erri de Luca dans l’article précité, qu’il est écrit « sur le premier volet des deux tables » de la loi : « Tu ne soulèveras pas le nom de l’Eternel ton Dieu pour l’imposture » (Deutéronome 5v11).  « Tu ne soulèveras pas le nom » : Rien à voir avec la version où on lit : « tu ne nommeras pas en vain ». On le comprend bien grâce à une autre ligne : « tu ne répondras pas en témoin pour l’imposture(Lashàue) contre ton prochain » (Deutéronome 5v20).  « Le verbe « nasà » précise qu’on soulève le nom de Dieu chaque fois qu’on le prononce [pour appeler la divinité comme garant d’un témoignage et d’affirmations], et qu’on en porte tout le poids. », explique encore Erri de Luca. Et « celui qui le hisse sur des armes doit assumer en plus le poids d’un blasphème à des fins de massacres ». C’est là « un tort irréparable, sans rémission pour la divinité », car l’on ne saurait oser « soulever ce nom pour soutenir une imposture (…) car n’absoudra pas l’Eternel celui qui soulèvera son nom pour l’imposture [Lashàue] ». « Profanée pour soutenir le faux, c’est un blasphème sans rachat. Comme dans toutes les guerres faites au nom de cette divinité ».

En tant que croyants, témoins fidèles et vrais, nous devrions refuser toute instrumentalisation de la foi, qu’elle soit « religieuse » ou « politique », et refuser «  l’abus de confiance ». Nous devrions être connus comme « parlant bien » de Dieu, à l’instar de Job, de l’aveu même de Dieu, cf Job 42v7-8, et être aussi connus comme ceux qui dénoncent et refusent le « tu » qui « veut impliquer Dieu dans les aversions, les injustices, les rancunes ». C’est ainsi que ceux qui haïssent le christianisme et ceux qui veulent s’en servir sont jumeaux, alors qu’ils prétendent se combattre.

 Contre ce type d’abus, « le simple lecteur des Saintes Ecritures » saura répondre par le verset 12 du psaume 39 de David : « car je suis un étranger chez toi ». Nous sommes effectivement des « étrangers (et locataires) au sol », habitant cette terre, « comme la vie et comme la foi elle-même, à titre de prêt et non de propriété ». Refusons donc cet esprit « du propriétaire », qui se donnerait des droits sur la vie d’autrui, mais cultivons plutôt « l’esprit d’appartenance ». Soit la conscience d’appartenir à quelqu’un d’autre de plus grand, qui nous a créés « à son image » et nous invite à vivre « selon sa ressemblance ».  (D’après Erri de Luca : « Au nom de Dieu » IN « Alzaia ». Bibliothèque Rivages, 1998, pp 99-100 et « Et Il dit ». Gallimard, 2012, pp63-65). 

Et parce que notre chemin de sanctification est de vivre selon la ressemblance de Christ, nous ne serons pas surpris d’être traités comme notre maître. Sans approuver les moqueurs, ni cautionner leur attitude méprisante et provocatrice, nous préférerons alors nous interroger sur le pourquoi de cette haine, et refuser de répondre à la haine par la haine (ou à la provocation par la provocation ou à l’oppression par plus d’oppression encore), comme nous y invite l’apôtre Pierre écrivant à des chrétiens soumis aux insultes et railleries (1 Pierre 3,9).

Sinon, le saviez-vous ? Les privilèges politiques nuisent au christianisme ! Ou quand une analyse de 166 nations suggère que la plus grande menace à la vitalité chrétienne n’est pas la persécution, la richesse, le niveau d’éducation ou le pluralisme. C’est le soutien de l’État. De quoi doucher l’ardeur de ceux qui recherchent désespérément un supposé « défenseur de la chrétienté ».

Notes : 

(1) En parallèle, du même Etienne O., ce stupéfiant dialogue fictif avec Alexandre Vinet, dans lequel l’auteur me paraît faire l’étalage de ses voeux d’un Etat autoritaire, justifiant la persécution de groupes. En introduction, il se dit « pour le statu quo et contre la laïcité. Pour le statu quo (ne souhaitant) pas qu’en 2022, l’on touche à la loi 1905, car elle reste le régime le plus généreux en terme de liberté religieuse que nous ayons eu au cours de notre histoire, et si nous y retouchions maintenant, ce serait pour perdre en liberté » [effectivement] ..mais « contre la laïcité (pensant) que la philosophie qui soutient la séparation entre l’Église et l’État est une mauvaise idée, parce qu’en réalité on ne peut pas éviter que l’État soit confessionnellement et religieusement partisan. S’il n’est pas une chrétienté, alors il sera l’outil d’une autre religion ou philosophie ». Ce qui sous-entend que ledit état « chrétien » soit « de notre côté » ou que les soutiens de cet état soient bien « du bon côté ». Question : jusqu’où commencent et s’arrêtent les limites du « bon côté » ? Surtout si on lit ce qui suit : « Ce qu’il faut retenir, c’est que l’usage de la force n’est qu’une partie de la suppression : il faut surtout agir au niveau culturel et médiatique. Il faut d’abord isoler la communauté visée, la rendre étrangère, la rendre honteuse et lépreuse aux yeux de la société. Ensuite, vous supprimez les moyens d’organisation de cette communauté : retirez les plateformes de cette communauté, faites taire leurs voix, asséchez leurs financements. Puis, par une propagande puissante et insidieuse, passez des paroles à l’action. Et alors, vous obtiendrez la disparition d’une idée et de ses soutiens ». Ceci écrit d’un ton cynico-badin qui fait froid dans le dos.

(2) Pourtant, à la fin du livre, Dieu dit à un des amis de Job qui se sont efforcés de consoler l’affligé : « ma colère s’est enflammée en toi et tes deux compagnons car tu n’as pas parlé de moi correctement comme mon serviteur Job » (Job 42v7). En quoi les trois amis de Job ont-ils commis une faute, en parlant de Dieu à leur compagnon ? Parce qu’ils n’ont pas parlé neconà, correctement ? Et pourtant, ils ont développé une vaste théologie, ils ont tenté de faire entrer le malheur survenu à leur ami dans un dessein divin de récompenses et de justice [ce que l’on appelle « une théologie de la rétribution »]. Ils ont réprouvé les réclamations de leur compagnon et lui ont même reproché sa protestation contre Dieu. Ils ont ainsi au contraire, et carrément, provoqué sa colère.  Job qui a maudit sa naissance et a parlé à Dieu sur un ton blasphématoire (au v20 du chapitre 7, il l’appelle notzer Adàm, sbire d’Adam, en faisant la caricature sarcastique de Iotzer Adàm, celui forme Adam), lui, en revanche, a parlé neconà, selon Dieu. Car il a fait avec Dieu ce que ne fait aucun des autres et qui donne à toute sa contestation, même âpre, un tour correct : il tutoie Dieu. Il s’adresse à lui avec le pronom de proximité, de l’urgence. Il ne le fait pas tout de suite, mais brusquement en plein chapitre 7 par une invocation directe, qui tranche avec ses lamentations précédentes et qui se traduit par un tu impératif, enfiévré et insolent : souviens-toi que ma vie est vent. Ici commence le tu pressant envers Dieu, le tu frontal qui le réconfortera et le justifiera. Le tu est le seul pronom qui convient à l’échange entre créature et créateur. Job le trouve au milieu de son épreuve, il ne le possède pas avant. Le tu est le saut du fossé que ses amis réunis autour de lui n’accompliront jamais au cours du livre. Ils restent dans leur retranchement, parlant de Dieu à la troisième personne, ne parlant jamais avec Dieu. Job le fait, il s’expose au danger, au découvert de la deuxième personne, et pour cette raison Dieu s’adressera à lui par le plus vaste discours des Saintes Ecritures, après celui du Sinaï (Cf « Croire » se conjugue au participe présent – PEP’S CAFE ! (wordpress.com) )

(3) Dans un autre cadre, voir la chute de Shang Yang, réformateur chinois du IVe siècle av JC devenu victime d’un système oppressif qu’il a lui-même mis en place.

2 réflexions sur “Faut-il sanctionner le blasphème au XXIe siècle ?

  1. Merci beaucoup pour cet article passionnant.
    Le lien sur l’étude « Les privilèges politiques nuisent au christianisme ! » semble ne pas fonctionner. Pouvez-vous le corriger. Merci d’avance.

  2. Bonjour Luc-Henri,

    Bienvenue sur notre blogue et merci à vous pour votre commentaire.
    Sinon, le lien a été corrigé : vous devriez pouvoir accéder à l’article-source.

    En vous souhaitant de bonnes lectures édifiantes et dans la joie de vous lire prochainement,

    Bien fraternellement,
    Pep’s

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