Erri de Luca : « il n’y a pas d’espace politique pour un retour des nationalismes »

« Ce sont les dictatures qui, par nature, sont fragiles, pas les démocraties«  (Erri de Luca). Source image : Plaque par Anna Langova


L’écrivain napolitain Erri De Luca, actuellement l’un des plus lus au monde, se déclarant non pas « athée », mais « comme quelqu’un qui ne croit pas », et qui vit un rapport particulier avec les Ecritures (qu’il lit « dans le texte ») est aussi un fier défenseur de la cause ukrainienne et d’une Europe solidaire et unie. Dans un entretien paru le 01/06/23 sur le site du quotidien belge « L’Echo », il explique pourquoi les jours de l’autoritarisme et du souverainisme sont comptés.

L’invasion de l’Ukraine vient de nous rappeler que les démocraties sont des entités fragiles, potentiellement mortelles. Pensez-vous que, avec cette guerre, le monde soit entré dans l’ère des autoritarismes violents ou que notre modèle politique libéral saura, encore une fois, prévaloir ?

Le retour des guerres d’invasion en Europe nous replonge dans le 20e siècle, et ne représente aucunement une anticipation de l’avenir. Je pense, par ailleurs, que ce sont les dictatures qui, par nature, sont fragiles, pas les démocraties. En général, lorsqu’un régime dictatorial se lance dans une aventure militaire de cette envergure, il finit, en effet, par être renversé.

Le conflit entre Kiev et Moscou pourrait durer encore longtemps. Ne craignez-vous pas que la capacité de compassion de l’Occident commence à s’effilocher ?

Les guerres épuisent ceux qui ne combattent pas. Tous ceux qui sont engagés sur le champ de bataille ne peuvent pas se permettre le luxe de la fatigue. Le conflit russo-ukrainien ne cause pas de pertes de soldats occidentaux, comme cela est arrivé, par exemple, en Afghanistan. Notre soutien va donc perdurer. Je trouve même que la thématique « guerre » a perdu de son importance en Occident et qu’elle exerce un impact électoral de plus en plus faible au sein des pays qui ont décidé de s’engager aux côtés de l’Ukraine.

Par le passé, vous avez écrit que « l’on rentre dans une guerre aussi pour éviter la honte d’en rester à l’écart ». C’est donc la honte qui pousse l’Europe à soutenir l’Ukraine?

La honte est un sentiment intime qui pousse l’individu à réagir. L’invasion a fait réagir l’Europe en tant que partie lésée et a créé une inattendue et soudaine unité d’intention. Il suffit de penser à l’immédiate ouverture des frontières européennes aux millions de réfugiés qui ont fui le conflit. La Russie avait fait le pari d’une Europe incapable de réagir et s’est visiblement trompée. Dans cette participation unanime à la résistance ukrainienne, on peut déceler une réaction de légitime défense. 

[Pour comprendre ce que représente l’aide de l’Union Européenne à l’Ukraine, voir : https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/guerre-en-ukraine-quels-sont-les-montants-des-aides-de-l-union-europeenne-depuis-un-an/ ]

Il y a quelques années, vous avez risqué d’être condamné pour « incitation à commettre un délit » après avoir invité des manifestants à saboter le chantier du tunnel Lyon-Turin. Que représente la libre parole dans une démocratie?

Une démocratie existe dans la mesure où sa liberté d’expression est respectée. Les auteurs de la constitution italienne ont voulu que cette liberté soit la plus ample possible, pas par excès d’idéalisme, mais pour exorciser le poids de la dictature qu’ils venaient de subir. Ils savaient que la liberté d’expression représentait le meilleur antidote contre les ombres du passé. Or, j’ai été inculpé en raison d’un article du code fasciste qui n’a jamais été abrogé. Mon acquittement a ainsi démontré qu’il ne pouvait plus être appliqué.

Est-il nécessaire de préserver le droit d’expression de tous, même de ceux qui s’opposent à la majorité?

Le droit d’opinion est limité dans notre Constitution par l’interdiction de faire l’apologie du fascisme. De même, le Code pénal punit la calomnie et la diffamation. Mais, hormis ces indispensables restrictions, nous disposons en Italie du plein exercice de notre liberté de pensée et d’expression. Et c’est tant mieux: les grands changements sociaux ont toujours été provoqués par des individus allant à contre-courant, par des minorités.

Aujourd’hui, les flux migratoires sont traités comme une urgence absolue. Pourtant, vous les considérez comme « la chose la plus normale du monde »…

Depuis une trentaine d’années, les flux migratoires sont le principal phénomène à l’ordre du jour. Les considérer, encore aujourd’hui, comme une urgence revient à admettre que nous ne savons pas les gérer. Par ailleurs, la parole « urgence » n’est pas seulement inexacte, elle est hasardeuse puisqu’elle ouvre la voie à une législation spéciale qui court-circuite les dispositions et les garanties ordinaires. 

Ne devrions-nous pas essayer de comprendre les peurs de ceux qui craignent l’autre, afin d’éviter à tout prix le retour des élans xénophobes du passé?

Les peurs représentent à la fois une sonnette d’alarme et un malaise qu’une personne ou une société devrait affronter dans le but précisément de s’en libérer. Et, pourtant, les peurs sont désormais considérées comme immuables, voire utiles dans la recherche assidue d’un consensus électoral. Les droites soufflent, en effet, sur les braises de la peurEt les gauches, qui devraient au contraire souffler sur la flamme du courage, remède à toute inquiétude, subissent, voire partagent les craintes les plus sournoises, comme celles, totalement abstraites, à l’égard de l’étranger, de l’inconnu.

Depuis que la leader de la droite radicale, Giorgia Meloni, est au pouvoir en Italie, certains craignent l’avènement d’une nouvelle version du fascisme du passé. S’agit-il de peurs justifiées?

En Italie, une génération politique qui s’inspire du fascisme est effectivement arrivée au pouvoir, mais elle ne cesse de se heurter à une évidence toute simple: il n’y a pas d’espace politique pour un retour des nationalismes. Le futur de l’Europe réside, en effet, dans une intégration toujours plus poussée et non pas dans la désintégration. Prenons l’exemple du Brexit: il a fortement nui à la Grande-Bretagne, pas à l’Union européenne. Par ailleurs, l’économie intégrée comporte des liens qui ne sauraient être contournés. Le programme souverainiste a ainsi été déjoué.

Aux prochaines élections européennes de 2024, il est possible que les droites souverainistes prévalent. S’agit-il d’une droite différente par rapport à celle du passé? Ou bien sommes-nous en train d’assister au retour des mêmes réflexes nationalistes qu’au cours du 20e siècle?

J’insiste, les souverainismes ne sont autres qu’un fardeau hérité du passé et non une perspective d’avenir. L’Europe va poursuivre son chemin unitaire, en traînant encore au pied le boulet de quelques gouvernements réfractaires, qui restent accrochés au dessein européen purement par intérêt.    

Vous continuez à dire que nous devrions placer nos espérances dans la jeunesse. N’avons-nous pas, toutefois, déjà volé leur avenir?

Le futur est indéniablement détraqué et il sera du ressort des nouvelles générations de l’assainir ainsi que de raccommoder la planète après tant de dégâts environnementaux. Les jeunes d’aujourd’hui entament une longue marche vers un nouveau pacte d’alliance entre l’espèce humaine et la planète. Et ce seront leurs enfants et petits-enfants qui complèteront, à l’échelle globale, cette conversion intégrale des systèmes économiques et des styles de vie. Les dirigeants de notre époque seront alors considérés comme les pires criminels de l’histoire humaine.

Ne trouvez-vous pas que les jeunes d’aujourd’hui sont comme anesthésiés, littéralement vidés par une conception de la politique qui a perdu force et noblesse?

Ma génération a baigné dans le siècle des révolutions et des grands mouvements à l’origine des luttes de libération contre les colonialismes. Les jeunes d’aujourd’hui sont, quant à eux, confrontés à l’échec de la gestion de la vie sur la terre. Ils réagissent par le biais d’élans avant-coureurs, des manifestations au nom du climat et d’autres prises de position unilatérales qui n’ont pas encore acquis une identité et une représentation politiques bien définies. Ils sont tels des prophètes lançant des appels pour tracer une voie dans le désert.

Vous avez déclaré que « le présent est la seule connaissance nécessaire ». Quel rôle doit alors avoir le passé dans notre construction de l’avenir?

Le passé est narration. Il transmet les récits, les échecs et les progrès. Il offre un sens de provenance et d’appartenance. Mais il ne représente pas une orientation pour le présent, et encore moins pour l’avenir. Chaque génération est appelée à inventer le monde. Or les dernières générations, même la mienne, ont arrêté de l’imaginer et se sont ainsi condamnées à le subir.

La dernière pandémie est allée de pair avec le triomphe de la peur collective. Comment ont réagi les individus face à cette angoisse?

Face aux épreuves difficiles de la vie, l’individu s’en remet complètement à ses représentants mandatés. Pendant la pandémie, les économistes et les dirigeants politiques ont perdu tout pouvoir au profit des scientifiques. Tout commençait, en effet, par les informations sanitaires et la liste des règles auxquelles nous devions nous conformer. L’humanité, lorsqu’elle est menacée, se transforme en un corps unique. Les fourmis dans l’eau se rassemblent pour pouvoir flotter ensemble.

Source : Journal l’Echo

2 réflexions sur “Erri de Luca : « il n’y a pas d’espace politique pour un retour des nationalismes »

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