
Le « I would prefer not to » (ou : « je préférerais ne pas ») de Bartleby, personnage d’Herman Melville : une façon d’affirmer sa dignité, soit de ne pas dire « oui » à tout et n’importe quoi…?
« Le Roi d’Egypte leur dit : ……pourquoi voulez-vous débaucher le peuple de ses travaux ? Allez à vos corvées !(…) Vous êtes des paresseux, des paresseux ! » (Ex.5v4, 17. TOB)
« Jour après jour, tournés vers moi, ils désirent connaître e que j’attends d’eux. On dirait une nation qui agit comme il faut, et qui n’abandonne pas le droit proclamé par son Dieu. Ils réclament de moi de justes jugements et désirent ma présence. Mais ils me disent : « A quoi bon pratiquer le jeûne, si tu ne nous vois pas ? A quoi bon nous priver, si tu ne le remarques pas ? » Alors je réponds : Constatez-le vous-mêmes : jeûner ne vous empêche pas de saisir une bonne affaire, de malmener vos employés, ni de vous quereller ou de donner des coups de poing ! Quand vous jeûnez ainsi, votre prière ne m’atteint pas ». (Es.58v2-4. BFC)
L’excellente revue « Promesses » a mis en ligne son numéro consacré au « travail et (au) chômage » (N° 192, avril-juin 2015), consultable intégralement ici.
Dans le contexte du projet de loi « travail », actuellement en débat au parlement(1), et dans le contexte des diverses manifestations et grèves en réaction à ce texte(2), voici l’occasion de chercher ensemble ce que serait « porter un regard biblique » sur les divers aspects du travail : « labeur, chômage, vocation et revenu, témoignage à nos places de travail, relations dans le travail, congés et sécurité dans nos occupations ». Une façon d’aller plus loin que les éternels : « c’est le bazar en France »(pour rester poli), ou les « que font-ils à la France ? ». Car, plutôt que dénoncer systématiquement ces travailleurs qui « se focaliseraient sans cesse sur leurs droits », comment rester à l’écoute des revendications de ceux qui ploient sous la charge ?(3) Car, rappelons-le, les opposants au projet de loi « travail » ne sont pas de ceux qui « ne voudraient pas travailler », mais plutôt de ceux qui défendent leur dignité, soit leur droit de ne pas dire oui à tout et n’importe quoi.
Ainsi, parmi les « Sept questions sur le travail » recensée par Joël Prohin, en voici une, que l’auteur ose poser, susceptible de nous intéresser : Le chrétien peut-il se mettre en grève ? (4)
Son analyse : « L’Écriture demande clairement aux « serviteurs » (aux salariés, dirait-on aujourd’hui) de se soumettre à leurs « maîtres » (leurs supérieurs) – et cela que ces derniers soient « bons et doux » ou qu’ils aient « un caractère difficile » (1 Pi 2.18). L’obéissance à l’autorité hiérarchique est un principe biblique général que tout chrétien est tenu de respecter. Néanmoins, la Bible condamne tout aussi fermement l’oppression des pauvres : Jacques rejoint la voix de prophètes comme Amos lorsqu’il dénonce vertement le comportement des riches qui frustrent les ouvriers d’un salaire digne (Jac 5.v4). Si un croyant peut supporter paisiblement une injustice qui le touche personnellement, il peut aussi apporter une critique justifiée face à un comportement patronal inéquitable qui porte atteinte à son prochain ou à toute une catégorie sociale.
Dans les pays où le droit de grève est reconnu par la législation, lorsque la négociation n’a pas pu aboutir, on peut donc concevoir que le chrétien puisse user de ce droit comme un moyen de « dire la justice » (cf. Ps 40.9). Le danger est alors de glisser vers la défense d’intérêts matériels ou catégoriels, ou bien d’être entraîné dans des mouvements dont les fondements peuvent être diamétralement opposés à l’Évangile. Il est donc impossible d’édicter une règle de conduite générale et uniforme et il convient à chacun de se laisser diriger par l’Esprit pour vivre et montrer l’équilibre toujours délicat entre une soumission dans la douceur (Phil 4.5) et une dénonciation courageuse du mal ».
Dans le même numéro, Frédéric Mondin propose une réflexion biblique sur la base du texte principal d’Éphésiens 6.5-9 : « Patrons et employés : entre soumission zélée et devoirs réciproques ». C’est nous qui soulignons.
« Le texte d’Éphésiens 6.5-9 et son corollaire en Colossiens 3.18-25 pensent la relation entre patrons et employés dans le cadre des relations familiales, après la relation conjugale (5.22-33) puis parentale (6.1-4)…..Le principe qui dirige toute relation familiale saine est celui d’une soumission mutuelle de personnes elles-mêmes soumises à Christ (Éph 5.21 ; 1 Pi 5.1-6)…..Sans tomber dans une lecture révolutionnaire de l’Évangile, Paul revalorise ces trois entités familiales socialement déconsidérées à la lumière de l’Évangile, pour lequel l’aspect « mutuel » des rapports fait loi. Il enrichit ainsi le devoir de soumission d’un devoir de réciprocité. Ouvrant un droit d’accès égal à la nouvelle alliance, il montre aussi que la nouvelle communauté de la foi ne fait acception de personne, puisque, d’un point de vue strictement spirituel, tous sont un en Christ (Gal 3.28s ; Éph 6.9 ; Col 3.11) ».
Ainsi, au verset 9 d’Ephésiens 6 (« Et vous, maîtres, agissez de même à leur égard, et abstenez-vous de menaces.»), « après avoir exhorté l’esclave à se soumettre sans faille à ses devoirs d’esclave en faveur du patron, Paul se tourne vers les maîtres pour leur dire une chose incroyable : « Faites de même » ! Autrement dit : « Patrons, soumettez-vous sans faille à vos devoirs de patrons pour le bien de votre employé. » Ou encore : « Vos employés vous servent, vous devez aussi les servir.(…) Paul rappelle régulièrement à ses lecteurs le principe de Deutéronome 10.17 de l’impartialité de Dieu (Rom 2.11 ; Gal 2.6 ; Col 3.25), comme pour imposer un garde-fou à celui qui, détenant un pouvoir que sa faiblesse humaine maîtrise peu, serait tenté d’en faire un usage exacerbé »[cf Col.4v1]. Garde-fou qui nous paraît actuellement battu en brèche, de par le « détricotage » du code du travail par la « loi travail » El Khomri (1).
Enfin, dans un autre article de la revue, à l’heure où certains acquis sociaux sont battus en brèche (voir par exemple le travail du dimanche), David Richir rappelle qui est réellement « l’inventeur…des congés payés » !
Côté catholique, Benoît dénonce l’ « aliénation du travailleur » sur « Les Cahiers libres » : « Notre modernité a réussi cette chose incroyable : nous faire oublier que nous travaillons. Faut-il y voir une libération ? Non, c’est une illusion. La libération consisterait en la sortie d’un mode de production déshumanisant (l’homme réduit à un outil parmi d’autre, ainsi que l’exprime à merveille cette pub de Renault) ; l’illusion consiste au contraire à nous faire oublier l’aliénation. L’aliénation n’a, en un sens, jamais été aussi forte. Non seulement le travailleur est aliéné par un mode de production qui le considère comme une simple ‘ressource’ – une matière première ou un outil comme un autre – ; mais cette aliénation est elle-même aliénée. Le travailleur n’a même plus conscience d’être un travailleur et se trouve donc incapable de se reconnaître comme aliéné ». Précision pour info que « politiquement », l’auteur de cet article déclare « (espérer) plus dans le retour du Christ que dans les prochaines élections ; en attendant, il fait ce qu’il peut ».
Et si vous l’avez manqué, ne manquez pas à ce sujet son intervention (courte mais dense et pertinente) sur Radio Notre Dame : Une façon de répondre à ceux qui disent que, au sein d’une entreprise, les bénéfices ne seraient pas générés par les employés/ouvriers-lesquels « se focaliseraient(exclusivement) sur leurs droits …»
Et pour finir, La Rebellution nous offre un article d’Alex et Brett Harris, paru le 8 octobre 2014 sur « Joshua Wong : 17 ans et leader du « Nuit Debout » de Hong Kong » et traduit de l’anglais. L’équipe estime « intéressant de le publier aujourd’hui, dans le contexte du mouvement « Nuit Debout »(2) qui a lieu actuellement en France ».
Notes :
(1) La loi El Khomri en est actuellement au stade du projet de loi. Le texte a d’abord été présenté au Conseil des ministres du 24 mars 2016. Il a ensuite été examiné par la Commission des affaires sociales au début du mois d’avril. Le texte est débattu actuellement au Parlement. Après sa présentation à l’Assemblée nationale le 3 mai, le Premier ministre Manuel Valls a utilisé la procédure de l’article 49-3 de la Constitution qui a permis de faire adopter le projet de loi par l’Assemblée nationale en 1ère lecture sans vote des députés. La motion de censure déposée par la droite a en effet été rejetée le 12 mai (246 voix alors que 288 voix étaient nécessaires). Le projet de loi El Khomri est maintenant examiné par le Sénat. Il sera débattu en séance à compter du 13 juin. Avant son retour à l’Assemblée nationale fin juin-début juillet. Selon le premier ministre Manuel Valls, le texte devrait être définitivement adopté au mois de juillet.
Quelques mesures prévues par le projet de loi :
1)Le droit du travail fixe actuellement des durées de travail maximales par jour et par semaine. Le projet de loi prévoit d’augmenter ces plafonds. Ainsi, la durée maximale de travail par jour est aujourd’hui fixée à 10 heures. La réforme prévoit d’augmenter cette limite pour la porter à 12 heures. Cette hausse ne pourra être mise en place que par accord collectif. Elle devra nécessairement répondre à une augmentation de l’activité de l’entreprise ou à des motifs d’organisation.
Dans le même sens, la durée maximale de travail hebdomadaire, aujourd’hui fixée à 48 heures par semaine, pourra être portée à 60 heures. Autorisée par l’inspection du travail, cette augmentation ne devra être que ponctuelle : elle ne pourra être appliquée qu’en cas de « circonstances exceptionnelles » propres à l’entreprise.
2)L’article 2 de la loi Travail est particulièrement critiqué par les opposants au projet de loi dans la mesure où il introduirait une « inversion de la hiérarchie des normes ». En matière de temps de travail, il prévoit en effet qu’un accord négocié au sein de l’entreprise (accord d’entreprise) puisse remplacer les dispositions d’un accord de branche, même si ces dispositions sont plus favorables pour les salariés. Au contraire de la CFDT, la CGT exige donc le retrait de cet article 2.
3)Les PME de moins de 50 salariés pourront proposer à leur salarié de passer au forfait jour (et donc de déroger aux règles des 35 heures) et ce même sans accord collectif. A noter que la commission des affaires sociales du Sénat (qui examine le texte) est revenue, dans les grandes lignes, à la première version du projet de loi travail. Sur le temps de travail, elle est allée plus loin en supprimant la notion de durée légale de travail (http://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/droit-travail/loi-travail-les-senateurs-suppriment-les-35-heures_1798043.html ; http://www.publicsenat.fr/lcp/politique/loi-travail-senat-retablit-ajoute-supprime-1371818 )
4)Le projet compte modifier les règles applicables à la validité des accords d’entreprise. Ils devront désormais être majoritaires, c’est-à-dire signés par des organisations syndicales représentant au moins 50 % des salariés. Mais le texte prévoit aussi la possibilité de mettre en place un référendum d’entreprise à la demande des syndicats représentant moins de 30 % des salariés. L’accord sera validé s’il est approuvé par la moitié des suffrages exprimés par les salariés. Les syndicats, même majoritaires, ne pourront pas s’y opposer.
5)Actuellement, la rémunération des heures supplémentaires est majorée de 25 % pour les 8 premières heures et de 50 % pour les suivantes. Mais un accord collectif peut prévoit une majoration de seulement 10 %, à condition qu’aucun accord de branche ne s’y oppose. Le projet de loi prévoit de supprimer cette dernière condition. En d’autres termes, une entreprise sera plus libre de négocier un accord pour réduire le bonus de rémunération des heures supplémentaires. Cet accord primera sur l’accord de branche si celui-ci prévoit un bonus plus important.
6)Le texte compte définir avec plus de précisions les motifs pouvant entraîner un licenciement économique. Les difficultés économiques rencontrées par l’entreprise pourront notamment être caractérisées par une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires pendant un certain nombre de trimestres consécutifs, qui varie en fonction de la taille de l’entreprise. Ce nombre est fixé à :
1 trimestre de baisse du chiffre d’affaires ou des commandes pour les entreprises de moins de 11 salariés ;
2 trimestres pour les entreprises employant entre 11 et 49 salariés ;
3 trimestres pour les entreprises ayant entre 50 à 299 salariés ;
4 trimestres pour les entreprises de 300 salariés ou plus.
Il suffira désormais que l’entreprise remplisse ces conditions posées par la législation pour que le licenciement économique soit mis en oeuvre. Il sera alors difficile pour un salarié de contester le motif économique de son licenciement dès lors que ces critères sont réunis. Cette définition plus précise, avec l’introduction de nouveaux critères, aura également pour effet de réduire le pouvoir d’interprétation des tribunaux quant aux motifs économiques avancés par l’entreprise pour justifier le licenciement.
Sources : http://droit-finances.commentcamarche.net/faq/52536-loi-el-khomri-loi-travail-ce-qui-va-changer
Voir aussi : http://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2016/06/02/la-contestation-de-la-loi-el-khomri-permet-aux-salaries-de-redecouvrir-le-code-du-travail_4931682_1656968.html et http://loitravail.lol/
(2) Un mouvement enclenché le 31 mars, d’abord contre la loi travail, puis qui s’est étendu ensuite : voir le site du mouvement ; ces analyses du mouvement : http://www.sudouest.fr/2016/04/13/nuit-debout-neuf-choses-que-vous-ne-savez-peut-etre-pas-2328865-5166.php, http://www.europe1.fr/societe/en-quoi-consiste-le-mouvement-nuit-debout-2710441. Autres regards : http://www.famillechretienne.fr/politique-societe/politique/dans-la-penombre-de-la-nuit-debout-192273 ; http://plunkett.hautetfort.com/archive/2016/04/12/nuit-debout%C2%A0-un-temoignage-5787725.html ; http://www.lavie.fr/actualite/france/quand-un-veilleur-observe-nuit-debout-13-04-2016-72208_4.php ; http://www.bastamag.net/Nuit-Debout
(3) Et aussi une façon de ne pas oublier que défendre «la dignité humaine » ou « les valeurs chrétiennes »– ne se limite pas à condamner l’avortement et l’euthanasie ». Etre « pro-vie », ce n’est pas non plus insister davantage et seulement sur les deux extrémités de l’existence terrestre au point d’occulter tout ce qu’il y a entre deux, c’est-à-dire, en l’occurrence, des millions de citoyens vivants.
(4) Voir aussi cet article sur le même sujet, paru en 2008 sur « Christ seul », publication mennonite : « le chrétien peut-il faire la grève ? »
Il est notamment rappelé que « les sociétés où le travail est régi par le salariat ont compensé le statut subordonné des salariés en organisant différentes instances de concertation et en octroyant, sous certaines conditions, le droit de grève qui est, notons-le, une forme de protestation non-violente qui a été autorisée, souvent, suite à des tueries à balles réelles ». La participation du chrétien à de telles formes d’action entre dans la ligne des cas suivants : « Cela ne nous choque pas qu’Esther soit intervenue auprès de l’empereur du moment pour intercéder en faveur de son peuple. Néhémie a fait la même chose. Paul, lorsqu’il s’est retrouvé en procès, a usé des arguments juridiques qui existaient à son époque pour défendre sa cause. Paul et Jacques ont interpellé les maîtres d’esclaves et les riches pour qu’ils changent d’attitude. C’est ainsi que les choses se faisaient dans les sociétés d’autrefois. Le sort des plus faibles dépendait de la bienveillance des plus forts et, pour faire entendre leur voix, les faibles devaient adresser une supplique personnalisée à ceux dont leur sort dépendait. La soumission aux autorités que les apôtres ont recommandée n’a pas exclu des réclamations diverses, pour peu que ces réclamations respectent le cadre normal de la société de l’époque. Même dans l’Église primitive, il n’a pas paru choquant que certains récriminent (Actes 6), parce que leurs veuves n’étaient pas suffisamment prises en compte ».
D’autre part, il est relevé que « la grève n’est pas un geste individuel. C’est un geste collectif. Les salariés protestent collectivement, et pas nécessairement pour eux-mêmes en particulier, contre des conditions de travail dangereuses ou indignes, contre un niveau de rémunération qu’ils considèrent comme injuste, contre des sanctions qu’ils estiment injustifiées. Ils engagent d’ailleurs d’autres qu’eux-mêmes et, en particulier, ceux qui les suivront dans l’avenir. Nous sommes tous au bénéfice des grèves contre les conditions de travail dangereuses qui ont été menées par nos devanciers ».