
Mark Zuckerberg l’a annoncé en grande pompe : le groupe Facebook va devenir « Meta ». Ce changement a pour but de mettre en avant la création d’un « métaverse », un monde virtuel et persistant en trois dimensions, dans lequel il va investir 50 millions de dollars. L’idée semble de s’affranchir de la réalité physique, en espérant que ce nouveau monde, voulu parfait, séduise le plus grand nombre pour le plus grand bénéfice de l’entreprise.
L’ex-dirigeant battu aux dernières élections Donald Trump, quant à lui banni à vie de twitter pour y avoir publié plusieurs messages encourageant les émeutiers qui ont pris d’assaut le Capitole, le 6 janvier 2021, a lancé le 21/02/22 son propre réseau social sur lequel il a tout pouvoir. Ce réseau a pour nom (défense de rire) « truth » (« vérité »).
Décidemment, la réalité ne semble pas avoir la cote, ces derniers temps…
En réalité (!), nul besoin de haute technologie ou d’internet pour vivre dans un monde parallèle. Ce monde est celui de la théologie hors sol.
Dans ce monde étrange, comme je l’ai lu sur la toile, il est en effet possible de se déclarer « chrétien (protestant) confessant » (donc, forcément « pour le Christ ») et, « dans le même temps », de confesser ouvertement soutenir un candidat Z à la présidentielle se disant « pour l’Église et contre le Christ »(1). C’est là nous prendre pour des idiots.
Soutenir un tel candidat, bien d’extrême-droite et d’inspiration maurrassienne, est l’illustration de la dérive d’une théologie hors sol, déconnectée du réel, vu que ledit candidat est lui-même un nationaliste hors sol, comme le souligne l’historien Laurent Joly, lors d’un entretien pour Akkadem, le campus numérique juif, avec le journaliste Patrick Anidjar.
Ce que dit ce candidat n’est pas en lien avec le monde réel, et ce qu’il préconise n’est pas tenable, susceptible de provoquer la guerre civile dans le monde réel. Ce candidat « se sert de l’Histoire pour légitimer la violence et l’exclusion, pour promouvoir une vision raciste et misogyne de l’Humanité. Il fait mentir le passé pour mieux faire haïr au présent… et ainsi inventer un futur détestable » (selon le constat d’un collectif de 16 historiens)(2). D’aucun diraient « un ordre social satanique », à savoir un ordre social basé sur le mensonge (cf la falsification de l’histoire), la division et l’accusation (cf la recherche de boucs émissaires).
C’est là un enjeu spirituel de l’ordre du « status confessionis », soit une situation où le centre du message chrétien et de l’Evangile est mis en cause, en danger d’être vidé de sa substance par la récupération partisane. Ce type de récupération tente de nous faire croire qu’un certain passé idéalisé serait mieux que le présent…sauf que la Bible (Eccl.7v10) nous rappelle « que ce n’est pas la sagesse qui nous fait dire cela ».
Car, en quoi ce type de soutien contribue-t-il à la lisibilité de l’Evangile, comme à glorifier (rendre visible) le Seigneur ? Quel est le rapport entre le nationalisme, les rêves de « grandeur », la promotion d’idées anti-immigrés et l’Evangile ? Aucun.
Ce type de soutien me rappelle ce qu’écrivait Robert Baxter (1615-1691), dans son « pasteur chrétien », à savoir que certains [notamment au temps du Seigneur Jésus-Christ] espéraient le réveil comme d’autres attendaient le Messie : « ils attendaient un messie glorieux qui devait leur apporter la puissance et la liberté. C’est ainsi que plusieurs d’entre nous envisageaient la réforme. Ils espéraient une réforme qui leur procurerait la richesse, l’honneur, le pouvoir » (Robert Baxter, op. cit., Ed. Publications chrétiennes, 2016. Impact Héritage, pp 163-164).
Ce type de prise de position est fort mal venu, alors que l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, le 24 Février 2022, bénie et justifiée par le patriarche orthodoxe Kirill de Moscou et de toute la Russie (3), dans son discours du 06 mars, nous donne une idée des effets concrets de l’instrumentalisation des « racines chrétiennes », coulées dans « le béton » identitaire et national-populiste », pour reprendre une expression de l’historien Sébastien Fath.
Ce discours à lire de près – traduit pour la première fois en français et commenté ligne à ligne par le doctorant à la Sorbonne Jean-Benoît Poulle sur le site « Le Grand continent » – est marqué par les tonalités apocalyptiques (« Ce qui se passe aujourd’hui ne relève pas uniquement de la politique… Il s’agit du Salut de l’homme, de la place qu’il occupera à droite ou à gauche de Dieu le Sauveur, qui vient dans le monde en tant que Juge et Créateur de la création. »). Ce n’est pas une surprise ceux « qui ont suivi de près l’évolution de l’Église orthodoxe russe qui, depuis plusieurs années, se pose en ultime défenseur de la morale sociale et des valeurs traditionnelles russes dans le cadre de « la guerre culturelle » menée par un Occident « décadent », relève Jean-Benoît Poulle, lequel nous invite à remarquer « que l’Église orthodoxe russe et les bureaucraties de sécurité (FSB) sont les seules grandes institutions centrales à avoir survécu à l’effondrement du système communiste, en se greffant organiquement au régime de Poutine.
Avec ce discours nous sommes face à une vision du monde qui dépasse de très loin le storytelling politique et la définition d’un narratif auxquels nous sommes habitués dans nos espaces politiques. Au fond, et c’est ce qui rend la lecture de ce texte urgente, depuis l’invention de la bombe atomique nous n’avions peut-être jamais vécu le moment le plus intense du théologico-politique : une puissance nucléaire engagée dans une « guerre sainte ».
Lire le discours commenté sur La guerre sainte de Poutine – Le Grand Continent
Là encore, il s’agit d’un enjeu spirituel de l’ordre du « status confessionis », soit une situation où le centre du message chrétien et de l’Evangile est mis en cause, en danger d’être vidé de sa substance par la récupération partisane.
En effet, « La politique de Poutine menace le témoignage de l’Église. Nous avons à apprendre de la Russie : ne traitons pas la religion comme un outil de préservation du pouvoir », écrit Russell Moore dans « Christianity Today » (28/02/22) : « Alors que la Russie de Vladimir Poutine tente d’écarter la possibilité d’une Ukraine libre de son influence, il serait facile pour les évangéliques du reste du monde de conclure qu’il ne s’agit là que d’une plus ou moins lointaine question de politique étrangère. Cependant, le « poutinisme » est bien plus qu’une menace géopolitique ; la menace est aussi religieuse. La question qui se pose aux chrétiens évangéliques est de savoir si les Églises d’autres pays emprunteront la voie de Vladimir Poutine (…). De vraies questions se posent également pour les évangéliques du monde entier, non seulement sur la façon dont nous réagissons à l’utilisation de la religion par Poutine à des fins politiques, mais aussi sur la question de savoir si nous allons l’imiter (…) Les chrétiens évangéliques devaient se garder de la voie de Poutine, et nous aurions reconnu la reconnaissance chaque fois qu’il nous est dit que nous avons besoin d’un Pharaon, d’un Barabbas ou d’un César [ou d’un Cyrus] pour nous protéger de nos ennemis, réels ou supposés. Chaque fois que cela se produit, il nous faut rappeler notre responsabilité de dire « niet », quelle que soit notre langue »(4).
C’est ainsi qu’une « société chrétienne [et un « défenseur de la chrétienté »] avant que vienne le Royaume de Dieu » n’est sans doute pas ce que « les chrétiens confessants », ceux qui appartiennent à Jésus-Christ, doivent attendre, si l’on en croît l’Evangile et les Ecritures.
Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ sont censés être les ambassadeurs du Roi des rois et Seigneur des seigneurs, pour signifier que « le Règne de Dieu s’est approché ».
Annoncer le règne de Dieu consiste à faire des choses significatives dans la vie des gens, portant un fruit immédiat dans leur vie, selon l’ordre de Jésus-Christ : « libérer », « guérir », « purifier », « ressusciter » (Marc 16v15-18, Matt.10v7-8, Luc 10v1-9.…), et ce, au Nom de Jésus, le seul Seigneur et seul Sauveur. Où voit-on, que, dans cet ordre, il y ait aussi : « soutenir »/« voter » (et/ou pousser à voter) pour un nouveau messie politique » et soutenir sa croisade ?
« Revenir à l’Evangile » est le nom d’un excellent blogue chrétien : c’est, je crois, ce que nous avons de mieux à faire, comme de revenir aux Ecritures. Il est en effet toujours essentiel de revenir sans cesse à l’Ecriture pour chercher le coeur de Dieu, par rapport à ce que l’actualité – ou à ce qu’un homme/une femme dit « providentiel(le) » – proclame.
Finissons-en également avec les théologies hors sol, pour les remplacer par une bien meilleure théologie : par exemple, à l’approche de Pâques, celle qui nous fait tirer des conséquences pratiques de l’incarnation et de la résurrection de Jésus-Christ ? Lequel Christ fait justement droit à la complexité du réel et dont la mort à la croix met fin à la logique et à la stratégie de recherche du bouc-émissaire.
Notes :
(3) Par ailleurs interpellé par les représentants catholiques et protestants en France Cf https://www.protestants.org/articles/93259-ukraine-protestants-et-catholiques-interpellent-lorthodoxie-russe
(4) Dans le même ordre d’idée, notons encore que si Luther a su redécouvrir l’Evangile du salut par la grâce, par le moyen de la foi et pour la seule gloire de Dieu, « dans le même temps », sa réforme s’est accompagnée d’une compromission complexe à assumer pour les générations à venir : notamment le massacre des paysans et des « schwärmer » [ou « exaltés », les « charismatiques » d’aujourd’hui], ainsi que la négociation permanente et la soumission des églises aux princes des länders allemands, pour « sauver sa réforme ».
A l’heure où certains chrétiens d’aujourd’hui en viennent à soutenir des leaders pourtant « extrêmes » dans leur discours, leur programme, et leur comportement personnel bien peu éthique/biblique, il est frappant de constater, comme nous y invitent notamment Stanley Hauerwas et William H. Willimon dans « Etrangers dans la cité », que « l’Allemagne nazie fut un test dévastateur pour l’Église. Sous le IIIe Reich, l’Église était tout à fait disposée à « servir le monde ». La capitulation de l’Église devant le nazisme, son incapacité théologique à voir clairement les choses et à les nommer font [ou devraient faire] frissonner l’Église encore aujourd’hui. Pourtant, il s’en trouva quelques-uns pour se soucier de dire la vérité…. » (op. cit., pp 91-92), et pour « dire non à Hitler » – lequel Hitler, orateur de génie, s’était présenté « en tant que chrétien », dans son discours du 12 avril 1922, à Munich : « En tant que chrétien, mon sentiment me désigne mon Seigneur et mon Sauveur comme un combattant (…) En tant que chrétien, (…) j’ai le devoir d’être un combattant pour la vérité et la justice. (…) en tant que chrétien, j’ai aussi un devoir envers mon peuple ».
Et comme fort à propos, je tombe sur un article de La Free.ch datant de 2016, lequel exhume un vieil article d’une revue évangélique, édifiante quant aux rapports entre les protestants et le IIIe Reich. Ce rappel pour nous mettre en garde contre les messies en politique, quel que soit leur nom, et particulièrement ceux qui prétendent « défendre la chrétienté » .
Extrait : « Un premier indice de l’affinité de l’ensemble des protestants avec le nationalisme germanique apparaît déjà sous l’Empire allemand de 1871 à 1918. La monarchie prussienne, fondée sur une base idéologique et éthique proche du vieux protestantisme luthérien, passait pour être l’ « Empire protestant allemand ». Les idées sociales d’inspiration chrétienne, le pacifisme (on le taxait de blasphème), la libre-pensée et la démocratie étaient considérés comme des menaces auxquelles il fallait résolument s’opposer. La République de Weimar à partir de 1919 ne fut jamais véritablement reconnue par les chrétiens. Dans une allocution lors de la grande rencontre des Églises (Kirchentag) de 1919 à Dresde, le président de cette manifestation déclara: « La gloire de l’Empire allemand, le rêve de nos pères, c’est là que réside la fierté de chaque Allemand. » Pour cette raison de nombreux chrétiens essayèrent de défendre avec ardeur les valeurs et l’identité nationales. Ils se sentaient tenus à un programme national chrétien. La peur de la pensée libérale naissante et du bolchevisme russe, menaçant depuis la Révolution d’octobre 1917, poussèrent de nombreux chrétiens à se rapprocher du Parti ouvrier national-socialiste allemand (NSDAP), fondé en 1920. Le programme politique du parti d’Adolf Hitler promettait un retour aux valeurs chrétiennes et la constitution d’un rempart contre le communisme et contre les idées libérales. Les violences multiples contre ceux qui pensaient autrement, les déportations et les actes d’extermination, les Églises évangéliques ne les imputaient pas publiquement à la volonté d’Hitler, mais à des partisans dévoyés, enclins à l’exagération. Le régime national-socialiste réussit, fort bien et durablement, à éblouir les Églises évangéliques et à les abuser à son profit. En gage de reconnaissance, il octroya à ces Églises la possibilité d’évangéliser librement et de développer pleinement leurs activités chrétiennes. Les Églises évangéliques utilisèrent ces libertés gagnées et se rendirent utiles dans la lutte contre le bolchevisme et la libre-pensée. De leur propre gré et au profit de l’« autorité bienveillante ». Après la chute du IIIe Reich, la direction de la Fédération des Églises évangéliques (de tendance baptiste) déclara qu’un non à l’État et au pouvoir ne lui aurait été permis que si l’annonce de l’Évangile et la possibilité de mener une vie selon les principes chrétiens lui avaient été interdites. Cela n’avait jamais été le cas ! (…) En 1933, après la victoire du Parti national-socialiste, l’Église évangélique libre luthérienne loua cette accession au pouvoir comme un « engagement pour l’honneur et la liberté de l’Allemagne ». Elle fit l’éloge du NSDAP pour son « combat contre la saleté ». Les baptistes, dans le journal Wahrheitszeuge (Témoin de la vérité) parlèrent de l’accession d’Hitler comme de l’avènement d’un « temps nouveau » et vivement désiré. Les Communautés évangéliques libres firent l’éloge dans le journal Gärtner (Le Jardinier) du combat du NSDAP « contre la prostitution, contre l’habitude de fumer chez les femmes, contre le nudisme et contre les abus de la vie nocturne ». Lorsque des rumeurs d’exactions contre les juifs en Allemagne parvinrent à l’étranger, les Églises évangéliques allemandes les taxèrent immédiatement de « propagande scandaleuse ».